Luis Sepúlveda: Carnets d’un noble guérillero

40
Publicité
Le grand écrivain chilien Luis Sepúlveda offre des Histoires d'ici et d'ailleurs, de ce pays qu'il a fui au moment de la dictature et de ces lieux qui l'ont accueilli par la suite, dont celui de la littérature qui ne l'a jamais quitté depuis.

«L’aube a un goût de roman noir», écrit Luis Sepúlveda, alors qu’il pense à la fierté éprouvée par certains militants chiliens ayant tué des opposants à la dictature. Ces mots ne surprennent pas chez l’écrivain chilien qui fut membre du GAP (la garde rapprochée d’Allende), puis exilé en Espagne après le putsch militaire de Pinochet. Le goût de roman noir, la violence vécue de l’intérieur et l’atrocité des crimes perpétrés durant la dictature font partie de l’histoire du militant, pas très loin derrière l’écrivain dont l’œuvre traversée de fantaisie et d’une ironie mordante est aussi teintée d’une gravité inséparable de l’expérience du guérillero.

Les vingt-cinq histoires contenues dans ce récent recueil nous font pénétrer dans la vie de l’homme derrière l’écrivain et le militant. Le texte qui ouvre le livre est, à cet égard, particulièrement poignant. L’écrivain y raconte son retour au Chili après quatorze ans d’exil sur les traces d’enfants pris en photos quelques années plus tôt, et se fait le témoin des changements d’un pays encore instable. Il est surtout profondément ému par les cicatrices visibles et invisibles que portent son pays et son peuple.

Rejoint par voie électronique pour une entrevue «virtuelle», Luis Sepúlveda répond souvent brièvement aux questions. Dans sa pensée précise et laconique se lit la simplicité héritée d’une vie compliquée, difficile, violentée, qui l’a ramené vers les choses essentielles de la vie. «Avec ce livre, j’ai voulu partager quelque chose de mon intimité d’écrivain», explique-t-il. Aux quelques chroniques déjà parues dans le journal La Montagne, aux réflexions sur l’environnement, le snobisme intellectuel, la décadence du journalisme, la bêtise de Berlusconi, Sepúlveda joint des témoignages plus personnels, comme celui de sa rencontre avec l’éditrice Anne-Marie Métailié, son année de vie avec les Indiens shuars et la découverte déterminante dans la forêt amazonienne de l’homme à l’origine de son premier roman, Le vieux qui lisait des romans d’amour, qui a lancé sa carrière d’écrivain, en 1992. «C’est ainsi. Ce roman est né de l’observation d’un homme qui vivait seul dans la forêt, exilé de son monde originel.»

La solitude du loup sans sa meute
L’exil de cet homme a donc fait vibré la corde sensible de celui qui a passé quatorze ans hors de son pays et dont l’état d’expatrié, «qui dure toujours trop longtemps», a inspiré des lignes brillantes. «Les exilés sont comme les loups, partout où nous allons, nous rejoignons des meutes qui ne sont pas les nôtres; nous participons, nous chassons ensemble et pourtant la lune nous invite à nous mettre à l’écart pour hurler de solitude.» Cet extrait tiré du texte «Mon ami, le Vieux», parle d’une solidarité élevée au-dessus des solitudes provoquées par les guerres et les répressions. La fraternité devient une maison pour l’errant. «L’exil est un immense espace de solitude, un exilé est toujours un citoyen de seconde classe, qui n’a aucun droit, aucun futur défini et c’est ainsi que la solidarité devient une planche de salut», explique-t-il.

Entre les diverses histoires qui composent ce recueil, un fil se tend, reliant les êtres réels aux personnages issus de son imaginaire, un pont jeté entre des exploités, des vaincus et des hommes révoltés: «Mes personnages, les vaincus, ne rejettent pas la défaite; ils l’assument avec orgueil parce qu’ils savent qu’ils luttent pour quelque chose de noble, pour la meilleure des causes.» Sepúlveda écrit sur un jeune chilien tué par balle pour avoir volé de la nourriture, sur des enfants d’un quartier très pauvre de Santiago qui ont dressé des barricades, préparé des cocktails Molotov, essuyé des tirs et qui en parlent comme d’un jeu innocent. Il met en scène ces «héros silencieux, fragiles et durs», qui ont été à l’école d’Allende et ont défendu «avec dureté la fragilité démocratique», mais «l’écriture devient une option gênante» en face de ces injustices. «La littérature, les livres n’ont jamais rien changé. Nous changeons la société comme citoyens avec notre participation de citoyens», avance Sepúlveda, lucide. Le vieux guerrier, qui a été de la brigade Simon Bolívar, la dernière dans l’histoire des luttes de libération sur le continent américain, ne croit pas aux miracles. Il croit à la force des humains ensemble.

Le chimpanzé et le pays fragile
Indigné, Sepúlveda le demeure malgré la légèreté de certaines de ses Histoires d’ici et d’ailleurs, qui traitent aussi de couches jetables qui permettent le reboisement de nos forêts! Capable d’humour et d’une tendre ironie, l’écrivain excelle aussi dans la moquerie. Au sujet de la devise «ni oubli ni pardon», un leitmotiv qu’il ressasse dans le livre, il explique que ce sont des choses impossibles tant que les coupables des pires crimes ne demandent pardon, ce qui n’a pas encore été fait. «Je rejette l’oubli parce que je désire préserver la mémoire des meilleures années qu’a connu le Chili, qui est un pays contradictoire. Par exemple, le président actuel a l’intelligence d’un chimpanzé, mais quand il a libéré les trente-trois mineurs, sa popularité a augmenté, jusqu’à ce qu’il fasse une grosse bêtise deux semaines plus tard et que sa popularité baisse, baisse et baisse encore.»

De ce pays qu’il a aimé, qu’il a fui dans la violence et qu’il retrouve avec un peu de nostalgie, d’amertume, mais aussi une joie gamine, Sepúlveda brosse un portrait vibrant. «Il est évident que le pays a changé, en bien et en mal. La dictature a laissé un Chili déchiré entre vainqueurs et vaincus.» Le seul legs que l’écrivain, l’homme et le militant puisse vraiment offrir aux générations futures est celui d’une noble fraternité. Ainsi s’inscrivent l’œuvre et la parole d’un vieux guérillero, accueillies comme celles d’un sage dont le rire éclaire la nuit encore noire d’un pays fragile.

Bibliographie :
Histoires d’ici et d’ailleurs, Métailié, 148 p. | 24,95$

Publicité