Lisa Moore: Une écrivaine et sa ville

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Oubliez vos jokes de Newfies : les gens de Terre-Neuve sont tout sauf simplets. Et ils sont encore moins ennuyants. Prenez Lisa Moore, par exemple, l'excellente auteure des recueils de nouvelles Open et Les Chambres nuptiales et du roman Alligator, tous traduits chez Boréal. Quand nous nous sommes parlé au téléphone, l'ouragan Florence venait de balayer l'est de sa province. Les images, à la télé, montraient une nature déchaînée, la pluie à l'horizontale et tout le bataclan. Intimidée, Lisa Moore? «Elle était un peu décevante, cette tempête, me dit-elle d'emblée. C'était un ouragan très poli.»

Il faut dire que par là, ils en ont vu d’autres. Vivre sur le «Caillou» («The Rock», comme on surnomme Terre-Neuve dans le… ROC), ça vous forge le caractère. Et si on a lu, en plus de Lisa Moore, des auteurs terre-neuviens comme Michael Winter ou Wayne Johnston, malheureusement toujours pas traduits en français, on constate vite que la littérature est à l’avenant. Les livres sont peuplés de personnages forts, qui possèdent un côté épique, même dans le quotidien, et les enjeux ont de quoi définir toute une vie. En prime, les auteurs de Terre-Neuve sont bons conteurs et savent mener une histoire.

Et ça, Lisa Moore le montre bien, dès les toutes premières pages de son roman Alligator, élégamment traduit par Dominique Fortier, qui a aussi traduit ses deux recueils de nouvelles. Colleen, adolescente rebelle à la recherche d’une cause digne de ses énergies rageuses, est assise dans le salon de sa tante Madeleine, la cinéaste, à regarder la vidéo d’un amuseur public dont le talent consiste à mettre sa tête dans la gueule d’un alligator. Sauf qu’il a une distraction et que l’alligator referme sa gueule sur lui, avant de le secouer comme un fétu de paille. Colleen, à la recherche de sensations fortes, est fascinée… et plutôt surprise quand sa tante, entrée sur ces entrefaites, lui annonce que non seulement le type a survécu à l’attaque, mais qu’elle a eu une aventure avec lui. C’est un départ…

Les enjeux, en quelques pages, sont placés. «C’est un livre sur la survie, en un mot, explique Lisa Moore. Mais ce n’est pas tout. C’est aussi un livre, ajoute-t-elle, sur l’ambition et la passion. Sur les limites morales de chacun de nous et ce qui peut nous amener à les franchir. Et c’est un roman sur Saint-Jean, la ville où j’ai grandi et où je vis toujours.»

Saint-Jean et ses gens
Ça, c’est le résultat, bien que ce n’était pas nécessairement le projet de départ. Lisa Moore aime bien que les choses bouillonnent et prennent forme en s’éclatant. Elle vous dira d’ailleurs qu’un des contextes les plus stimulants où elle ait écrit, c’était le squat où elle habitait avec un groupe d’étudiants en arts, à Halifax, au tournant de la vingtaine. Entre les piles de linge sale et de livres, dans un petit recoin à peine assez grand pour une table et une chaise, il faisait remarquablement bon écrire, se rappelle-t-elle. En remontant plus loin en arrière, elle explique aussi que ses premières créations étaient des contes de fées qu’elle envoyait par la poste à un ami, à l’autre bout de son île.

Loin d’avoir une intrigue résolue d’avance, la romancière explique donc qu’Alligator «s’est d’abord construit à partir d’images.» Trois images, pour être précis: des chevaux blancs au galop, un alligator et une personne qui brûle dans une maison en feu. Chacune à sa façon, ces images définissent de grands pans du roman. L’alligator, par exemple, est un signe de danger et de violence indéniable, que Moore définit très précisément : «L’alligator n’a rien de méchant, et pourtant, il contient une violence tellement forte. Ça nous amène à nous demander ce qui nous sépare de l’animal.» Le feu, quant à lui, réunira toute une série de personnages, dont Frank, un jeune homme réservé aux ambitions d’affaires intenses mais limitées, Isobel, une comédienne anxieuse mais talentueuse, et Valentin, un marin russe au caractère sombre et aux intentions criminelles, dont le navire est bloqué dans le port de Saint-Jean. Le sexe, l’amour et l’ambition – combinés à la petitesse de la ville, où tout le monde se connaît un peu – tirent les ficelles de ces parcours bien orchestrés sans que le tout ait trop l’air, disons, arrangé avec le gars des vues.

Tous les personnages, y compris Madeleine, Colleen et Beverley, la mère sensible et désemparée de Colleen, se frôleront et se toucheront tout au long du roman. «À la fin, tous les personnages savent quelque chose à propos des autres, quelque chose de profond, explique Lisa Moore. Dans l’action, ils se croisent vite, ils se frôlent à peine, mais ils se touchent et ils apprennent quelque chose d’important.» Ce mélange de personnel et de panoramique fait d’Alligator un fort assemblage de parcours personnels, mais aussi une fresque où s’exprime le caractère changeant d’une ville qui s’est enrichie grâce au pétrole, mais qui a aussi perdu des choses en chemin, avec la fin de la pêche et d’une façon de vivre plus traditionnelle.

Lisa Moore regrette un peu l’ancienne Saint-Jean, celle où le centre-ville, dans sa très grande pauvreté, était pour elle un endroit «excitant, très cosmopolite aussi, et qui, grâce à la pêche à la morue, attirait des Russes ou des Japonais. Les marins russes rentraient dans les boutiques de vêtements d’occasion pour trouver des soutiens-gorge pour leurs blondes. Aujourd’hui, le secteur s’est « gentrifié ». Ce n’est plus aussi vivant. C’est assez choquant, en fait.» Puis, elle se reprend et souligne toutefois que la «nouvelle» Saint-Jean profite aussi d’une vie culturelle bouillonnante qui amène une nouvelle animation dans le secteur. Un peu comme le quartier Saint-Roch, à Québec, le centre-ville de Saint-Jean se cherche, entre ses origines prolétaires et un avenir plus branché. C’est pourquoi l’écrivaine a pris un malin plaisir à traiter la ville sous tous ses angles, pour créer un «Saint-Jean cubiste», selon sa propre expression.

Lisa Moore, on s’en rend bien compte, aime les contrastes. Jusqu’au ton du livre, que plusieurs critiques ont qualifié de sombre et de tragique. Et pourtant, il ne manque pas d’humour ni de vitalité, cet Alligator où les objets sont décrits avec une précision fulgurante, où les émotions grouillent et surprennent constamment. «Je ne l’ai pas senti comme étant si sombre, dit l’auteure. On y parle d’épreuves et de survie, mais en l’écrivant, je ressentais une grande joie.» Sans doute comme l’énergie d’un ouragan poli et souriant.

Bibliographie :
Alligator, Boréal, 312 p., 25,95$
Les Chambres nuptiales, Boréal, 200 p., 19,95$
Open, Boréal, 256 p., 19,95$

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