Lawrence Block : Le blues de New York

2
Publicité
À l'occasion de la parution de La longue nuit du sans-sommeil, le plus récent opus de Lauwrence Block, nous avons invité l'écrivaine Andrée A. Michaud, fervente lectrice de polars, à se pencher sur l'œuvre de ce maître du roman noir contemporain, qui compte une cinquantaine de romans dont une trentaine traduits en français. Plusieurs fois lauréat de prix prestigieux, cet écrivain polyvalent et prolifique ne cesse d'étonner par sa capacité à conjuguer humour et violence dans des aventures où la mort rôde et frappe sans pitié.

« Si vous planifiez un voyage estival à New York, peut-être serez-vous
tentés de partir à la recherche des lieux hantés par Matthew
Scudder, Matt pour les intimes, le héros le plus fascinant de Lawrence
Block, un personnage digne de la lignée des plus grands privés que
le polar américain nous a donnés depuis Philip Marlowe.

Ex-flic tombé dans le cercle infernal de l’alcoolisme après avoir
accidentellement tué la petite Estrellita Rivera au terme d’une déplorable
chasse à l’homme, Scudder évolue dans un univers peuplé de
marginaux, d’êtres qui refusent la norme et qui ont naturellement créé
ou accepté les conditions de leur exclusion. Nous les suivons pas à
pas, pendant qu’ils arpentent les nuits de New York et se retrouvent pour un dernier
verre qui s’éternise jusqu’au petit matin dans l’atmosphère enfumée
du Grogan ou du Armstrong, bars quasi mythiques que certains essaieront de dénicher
au cours de leurs pérégrinations new-yorkaises, prenant prétexte
de la canicule pour se vautrer dans le moindre recoin d’ombre.

Quiconque s’est déjà plongé dans une aventure de Matt Scudder
ne peut oublier Mick Ballou, gangster irlandais sans foi ni loi qui assiste tous
les matins à la messe des bouchers, vêtu de son tablier taché
de sang, Danny Bell Boy, noir albinos ne sortant que la nuit et connaissant tous
les ragots du New York interlope, T. J., enfant des rues qui deviendra en quelque
sorte le fils spirituel de Scudder, Elaine, prostituée ayant depuis peu
abandonné le métier pour épouser Scudder et laisser fructifier
ses investissements dans l’immobilier, etc.

Plongés au cœur de cette faune bigarrée sur laquelle semble
toujours flotter un air de blues lancinant, on se prend rapidement d’affection
pour les personnages qui s’y croisent et se retrouvent bon an mal an mêlés
aux enquêtes de Scudder. D’ailleurs, le détective ne semble pourchasser
le crime que pour expier la mort d’Estrellita Rivera, luttant contre la soif en
se réfugiant dans le sous-sol des églises où se tiennent
les réunions des Alcooliques Anonymes, un café à la main
et n’ayant la plupart du temps d’autre commentaire que celui-ci :  » Je m’appelle
Matt et je suis alcoolique « . Triste constat d’un homme qui semble avoir
trop bien connu l’enfer pour ne pas s’amuser parfois de l’absurdité du
monde. Car l’existence de Scudder, paradoxalement, est traversée de cet
humour qui constitue l’une des marques de commerce de Lawrence Block et qui se
déploie de brillante façon dans les aventures de Bernie Rhodenbarr,
autre personnage coloré droit sorti de l’imagination de Block, qui nous
offre ici un voleur compulsif camouflant ses activités illicites derrière
la façade d’une librairie d’occasion.

Ne volant que les riches, mais ne redistribuant pas nécessairement son
butin aux indigents, Bernie Rhodenbarr est l’archétype de l’antihéros
qui se retrouve systématiquement plongé dans des histoires rocambolesques
et invariablement conçues selon le même scénario, procédé
qui fonctionne à merveille pour le lecteur heureux d’anticiper la suite.
En effet, on peut à tout coup être assuré que Bernie trouvera
un cadavre dans le luxueux appartement qu’il s’apprête à dévaliser,
que le trésor convoité, la plupart du temps, aura déjà
disparu, que Ray Kirschmann, flic à l’éthique douteuse, soupçonnera
Bernie du meurtre, etc. La répétition s’engendre d’elle-même
et je ne peux chaque fois m’empêcher de penser au Nestor Burma de Léo
Mallet, emberlificoté de roman en roman dans des intrigues amoureuses torrides
et certain de recevoir un gnon sur la tête chaque fois qu’il a le dos tourné.
La mécanique roule sans un grincement et l’on referme le livre un sourire
aux lèvres, content que Bernie ait réussi à ridiculiser un
Ray Kirschmann imbu de sa frustre personne et mis la main au collet du criminel
ayant eu le malheur de jouer dans ses plates-bandes.

Même si l’humour est omniprésent chez Block, il arrive parfois qu’il
fasse place à l’ironie, voire au sarcasme, comme c’est le cas dans les
romans où apparaît Evan Michaël Tanner, un autre des personnages
qui revit régulièrement sous la plume de Block. Aventurier quelque
peu mercenaire dont le centre du sommeil a été affecté par
un éclat d’obus durant la guerre de Corée, Tanner passe entre autres
ses nuits insomniaques à apprendre des langues étrangères.
Contrairement à Scudder et Rhodenbarr, celui-ci sillonne le globe, travaillant
à la solde de divers groupuscules luttant pour l’autonomie ou l’indépendance
de petits peuples isolés. Avec Tanner, on quitte donc l’univers du roman
noir à proprement parler pour celui du roman d’aventures où se mettent
parallèlement en branle les rouages du récit d’espionnage, le tout
agrémenté de la désinvolture et de l’érudition de
Tanner. Certains seront d’ailleurs heureux d’apprendre que le cinquième
roman de la série des Tanner, Faites sauter la reine !, se passe au Québec,
où s’ourdit un complot ayant pour but d’assassiner la reine d’Angleterre
durant l’exposition universelle de Montréal…

Qu’il s’agisse de Scudder, Rhodenbarr ou Tanner, Lawrence Block est parvenu à
créer des microcosmes qui deviennent rapidement familiers aux lecteurs
qui attendent avec impatience la sortie du prochain roman mettant en scène
l’un de ces héros à la morale peu orthodoxe, qui n’hésitent
pas à appliquer leur justice personnelle quand la situation confine à
l’absurde ou atteint ces limites où le noir et le blanc se diluent dans
la grisaille d’un univers parfois soumis à la loi de la rue.

Si vous n’avez pas l’intention de prendre le prochain vol pour New York, peut-être
serez-vous néanmoins tentés de découvrir Lawrence Block en
vous prélassant à l’ombre d’un édifice, un verre de whiskey
à la main, à la santé de Mick Ballou, ou un café bien
corsé à vos côtés, en souhaitant longue vie à
Matt Scudder. Je vous recommande pour ma part de le faire avec une bière
bien froide, les deux pieds dans l’herbe ou dans le sable chaud, histoire d’ajouter
un peu de suspense aux brefs plaisirs que nous offrent nos étés.

Publicité