Laurent Gaudé : Ce qui traverse les siècles

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Écoutez nos défaites, de Laurent Gaudé, nous plonge au cœur de l’histoire et des conflits au Moyen-Orient, dans une quête de ce que pourrait, pour l’humain, signifier le mot « défaite ».

Assem, agent des services secrets français, se voit chargé de retrouver un ancien membre des commandos d’élite américains, sur fond de missions antiterroristes; Mariam, une archéologue irakienne, lutte contre le trafic d’objets d’art lié à la guerre, elle tente d’endiguer « l’hémorragie du patrimoine archéologique irakien ». Leurs destins seront intimement liés, à une époque – la nôtre – d’étranges combats. Pour l’auteur primé (La mort du roi Tsongor a reçu le Goncourt des lycéens 2002, Le soleil des Scorta, le Goncourt 2004, notamment), les attentats de Paris et de Bruxelles ont été un déclencheur : « Cette espèce de sensation que l’histoire avec un grand “H” vient se saisir de nos vies, et que la période historique va être dure a nourri le livre d’une certaine manière, certainement. »

Dans ce neuvième roman, ce sont plutôt les attentats de Palmyre ou la prise de Mossoul par « les hommes au drapeau noir » qui sont mis en scène; des guerres qui ne se font plus contre les seuls humains, mais contre leur mémoire, contre l’histoire elle-même.

Le monde pour terrain
Écoutez nos défaites transcende les pays autant que les époques, de New York à Kalafgan, en passant par Zurich, mais aussi de l’Antiquité à aujourd’hui, en passant par les XIXe et XXe siècles, dans une sorte de suprarécit impressionnant : « Le fait est que je me sens, en tant qu’écrivain, plus à l’aise avec l’idée de raconter des histoires du monde dans sa globalité », explique Gaudé.

Aux récits d’Assem et de Mariam s’ajoutent ainsi, comme des contrepoints, ceux d’Hannibal, du général Grant et d’Hailé Sélassié : les percées romaines du premier, la guerre de Sécession du deuxième, la seconde guerre italo-éthiopienne du dernier. Les lignes s’enchevêtrent, les points de vue finissent par entrer en résonnance et éveiller quelque chose de ce que l’auteur français appelle la « pâte humaine » qui, pour lui, n’a pas beaucoup changé malgré les époques : « La palette des sensations, des ressentis humains, on la connaît, elle est en nous. »

À travers les guerres et les morts, les aléas de l’histoire, une force persiste, un mouvement profond que le récit orchestré par Gaudé cherche à mettre en lumière : « L’avion file dans le ciel de Turquie et d’Irak et il lui semble les sentir, ces centaines de milliers de vies, qui au fur et à mesure du temps se sont massacrées sur ces terres. Que reste-t-il de tout cela? Des fortifications, des temples, des vases et des statues qui nous regardent en silence. Chaque époque a connu ces convulsions. Ce qui reste, c’est ce qu’elle cherche, elle. Non plus les vies, les destins singuliers, mais ce que l’homme offre au temps, la part de lui qu’il veut sauver du désastre, la part sur laquelle la défaite n’a pas de prise, le geste d’éternité », lit-on dans ce roman d’une profondeur remarquable.

Le sel de l’histoire
« Il y a des territoires communs que j’accepte complètement. Non seulement je les accepte, mais ils me passionnent. » Si Gaudé s’insère dans l’histoire avec la liberté du romancier, il n’en demeure pas moins que son travail, à certains égards, rappellera celui de l’historien. « Je pense qu’on pourrait dire que l’historien comme le romancier, quand il décide de partir d’un matériau historique, dans les deux cas, ça demeure un geste qui consiste à essayer de faire renaître, pour des gens qui vivent aujourd’hui, des mondes qui ont été engloutis, des destins ou des individus. Je pense qu’il y a ce même désir chez un romancier ou chez un historien de sortir un peu du néant, de l’oubli ou de l’accumulation des strates de l’histoire, des choses dont on pense qu’elles peuvent émouvoir ou éclairer, ou des choses qui sont injustement oubliées. »

Par son ampleur, l’histoire de Mariam et d’Assem saura rappeler à quel point les livres peuvent être puissants. Le dialogue que crée la littérature entre le lecteur et l’auteur a de quoi apporter « quelque chose qui aide à vivre », même si l’auteur se garde bien de parler de son propre travail. « Je crois beaucoup que le livre est un espace de liberté qu’on ne peut pas soupçonner. Les livres sont infiniment plus chauds et brûlants que ce qu’on croit; et surtout, ils n’ont pas de verrous.»

Ce que raconte Écoutez nos défaites, c’est peut-être, tout compte fait, par-delà les victoires et les échecs, quelque chose de ce pour quoi il vaudrait encore la peine de se battre. La liberté qu’ouvrent les romans en fait partie : « Et quand je dis “liberté”… c’est pas joli! Parce que, parfois, c’est une liberté qui n’est pas confortable, c’est une liberté qui peut être très subversive. C’est une liberté qui peut accepter d’aller dans des zones de l’âme humaine que l’on n’évoque jamais dans la vie. Parce qu’on vit en société, on n’a pas envie de dire ce qu’on ressent, on sait que c’est, entre guillemets, répréhensibles, ou mal. La littérature permet d’explorer tout ça.

 

Parmi les écrivains dont il suit le travail, Laurent Gaudé nomme entre autres Jérôme Ferrari, Mathias Énard, Atiq Rahimi; Wajdi Mouawad, aussi, du côté du théâtre. Pour Écoutez nos défaites, Les libraires risque une inspiration possible : « Et… Joseph Conrad? » « Mais bien sûr! C’est beaucoup plus que ça. Pour moi, c’est un hommage, c’est une citation! » C’est que le récit d’Assem, agent français mandaté pour retrouver un agent en cavale, rappelle singulièrement celui du Cœur des ténèbres, et laremontée du fleuve Congo. « J’admire Conrad, et je trouvais qu’il y avait dans cette figure du personnage de Kurtz quelque chose d’intéressant : l’homme qui a basculé de l’autre côté, dont on pourrait dire comme ça un peu rapidement qu’il est fou, mais du coup, cette folie libère une parole qui, elle, n’est pas forcément folle; qui est inconfortable pour celui qui l’entend, mais qui dit quelque chose du monde ou de la vérité. »

Photo : © Jacques Gavard

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