Jostein Gaarder: Le philosophe raconteur

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Jostein Gaarder, l'auteur du mondialement célèbre roman philosophique Le monde de Sophie, ne s'en cache pas du tout: Le château des Pyrénées, son plus récent livre, est un roman à thèse. «Il y a deux grandes sortes d'auteur, soutient-il. Ceux qui écrivent des histoires et ceux qui écrivent parce qu'ils ressentent l'envie de faire passer un message. J'appartiens plutôt à la seconde catégorie.»

On le remercie de son honnêteté. Bien des auteurs qui écrivent des romans forts en thèmes nient vigoureusement que les idées aient précédé le récit. Gaarder, lui, explique sans complexe que son livre est né d’une réaction au retour récent du surnaturel et du religieux dans les sociétés modernes occidentales.

«Le château des Pyrénées est né de la floraison récente des croyances, à la fois anciennes et nouvelles, explique-t-il au téléphone depuis son domicile de la région d’Oslo. Il y a une vingtaine d’années, nous vivions dans une société très laïcisée, mais il y a eu depuis une renaissance des croyances — pas seulement de la foi et de la religion, mais aussi des croyances surnaturelles.»

L’objectif de départ consistait donc à dénoncer ce retour de l’irrationnel: «Je croyais que j’allais écrire un livre très critique sur l’opposition entre science et croyance, mais au fur et à mesure que j’écrivais l’histoire, je suis devenu un peu plus modeste.» Si Gaarder démarrait son récit sur un argument intellectuel, la fiction a donc eu vite fait de le rattraper, lui faisant explorer un peu plus l’autre côté de la médaille.

La fiction en question, c’est l’histoire de retrouvailles inattendues entre Solrun et Steinn, un couple séparé depuis trente ans dans la foulée d’un troublant accident de la route. En 2007, les voici qui se retrouvent à l’hôtel campagnard des fjords norvégiens où leur séparation s’est amorcée, trois décennies plus tôt.
Coïncidence ou coup du destin? Voilà toute la discussion qui s’amorce par courriels entre les deux anciens amants, entre Steinn le pragmatique et Solrun la croyante. Un mode d’échanges intéressant, du point de vue littéraire, puisqu’il peut parfois conduire à de longues lettres et parfois à du quasi-dialogue, quand les deux anciens amants sont en ligne en même temps… à l’insu de leurs familles respectives. Pris dans leurs systèmes de pensée respectifs, réussiront-ils à réconcilier leurs points de vue et à retrouver cette union si intense qui fut la leur autrefois?

Les besoins primaires
L’échange épistolaire entre les personnages aura amené Jostein Gaarder à conclure que «la religion, les croyances, constituent un besoin humain très primaire, comme le sexe ou la violence [et que,] dans plusieurs siècles, les humains vont toujours avoir des relations sexuelles, des querelles et d’étranges croyances». Bref, l’irrationnel, pour le meilleur et pour le pire, semble indissociable de la vie humaine. Après tout, pense celui qui a aussi écrit Dans un miroir obscur et La belle aux oranges, il reste toujours, que ce soit en Amérique, en Norvège ou ailleurs, un pourcentage significatif de la population qui croit que les prophéties anciennes vont se réaliser telles quelles. «J’ai rencontré des gens très intelligents, dans mon pays, qui jurent avoir déjà vu des elfes, raconte-­t-il. Quand j’insiste, je leur demande s’ils croient qu’ils auraient réussi à prendre les elfes en photo, s’ils avaient eu un appareil à portée de main. Là, ils avouent qu’ils ne sont pas sûrs. Nous sommes des créatures attachées au rêve et à l’imaginaire.» Sans vendre la mèche, disons tout de même que la fin du Château des Pyrénées oscille quelque peu entre les deux visions du monde, en donnant presque l’impression de pencher du côté de Solrun. «On peut avoir cette impression, mais il faut voir que le mot final n’appartient pas à Steinn», souligne l’auteur. Une façon, pour lui, de laisser flotter une intéressante ambiguïté.

L’improbable et la fiction
Ceci dit, même si Gaarder, au fil de la rédaction de son histoire, est devenu plus sensible à la foi de Solrun et aux besoins spirituels de l’humanité, il n’en est tout de même pas arrivé à croire soudainement au destin. En cela, il s’accorde tout à fait avec un point de vue de Steinn sur notre intérêt démesuré pour les événements improbables et les coïncidences impressionnantes: «Il est facile d’être étonné, déconcerté par des événements qui défient les probabilités. C’est comme une loterie dont on ne verrait que les gagnants. Mais bien sûr, pour écrire l’histoire complète, il faudrait inclure tous ceux qui n’ont pas gagné.» Et un immense livre qui parlerait des millions de personnes qui ne gagnent pas à la loterie serait certes moins frappant pour notre imaginaire.

Autre exemple: Gaarder évoque l’idée d’un voyageur pris dans un embouteillage et qui manque ainsi son avion… qui va ensuite s’écraser, tuant tout le monde à bord. Le voyageur épargné aura spontanément
tendance à exprimer sa gratitude envers Dieu ou le destin qui s’est montré clément envers lui. «Mais qu’en est-il des autres personnes qui sont mortes dans l’avion?, s’interroge-t-il. Que pensait Dieu de ces
personnes? En fait, c’est simplement une propension humaine à chercher des raisons pour ce qui nous arrive, alors qu’il n’y en a pas.» N’y aurait-il pas, dans cette volonté de tisser un récit cohérent, une justification de notre intérêt pour les histoires inventées? «C’est pour ça que nous lisons des romans, acquiesce Gaarder. Notre vie de tous les jours n’est pas toujours à la hauteur de ces grands récits. À Hollywood, on dit qu’il faut au moins un élément surnaturel, hors du commun, dans un scénario, pour qu’un film ait du succès. Mais en même temps, il n’en faut pas trop.»

Gaarder exprime là le point de vue de romancier plutôt que celui d’un philosophe: une bonne histoire, c’est important. En rappelant que certains des livres dont il est le plus fier — La fille du directeur du cirque et Le mystère de la patience — sont nés avant tout «du plaisir narratif», il insiste pour dire que «nos cerveaux sont bâtis pour apprécier particulièrement les histoires». Ce qui explique probablement, selon lui, le succès du Monde de Sophie.

L’histoire de Sophie
Comme Le château des Pyrénées, Le monde de Sophie est né d’un projet intellectuel plutôt que d’une envie de fiction. «J’avais commencé en écrivant un manuel de philosophie, rappelle-t-il, mais après 20 ou 30 pages, j’ai mis le manuscrit de côté.

Je n’arrivais plus à avancer. J’avais déjà écrit des manuels, mais dans ce cas, je
n’arrivais plus à écrire, jusqu’à ce qu’il me vienne l’idée de faire passer le propos par une histoire. Une histoire, c’est une bonne façon de faire comprendre des idées, une bonne façon de faire passer un débat, une discussion.»

Il n’y a pas à dire, dans ce cas: la méthode a eu un succès bœuf. Traduit en cinquante-cinq langues, vendu à des millions d’exemplaires, le livre a été une des lectures omniprésentes des années 90. De quoi bouleverser la vie de l’auteur? «Le monde de Sophie a changé ma vie au sens matériel et financier du terme. Mais vous pourriez demander à ma femme, et elle vous dirait que ça a très peu changé ma manière de vivre. Je dirais surtout que ça a permis une diffusion mondiale de mes livres — de tous mes livres. Je continue d’être épaté par la fidélité de mes éditeurs étrangers, qui persiste à ce jour. Et j’ajouterais que ce succès a certainement permis d’améliorer la diffusion à l’étranger de la littérature norvégienne. Dans le monde anglo-saxon, à peine 3% des livres publiés étaient des traductions: après Le monde de Sophie, les éditeurs se sentaient un peu obligés de jeter un coup d’œil à ce qui se publiait en Norvège.» On serait tenté d’appeler ça un destin favorable.

Bibliographie :
Le château des Pyrénées, Seuil, 224 p. | 29,95$

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