Jorge Edwards : La mort élégante

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Lauréat du prestigieux prix Cervantes, l'écrivain d'origine chilienne Jorge Edwards est indiscutablement un GRAND monsieur de la littérature. Il faisait, à l'automne 2001, son entrée dans le catalogue des Allusifs avec L'Origine du monde, un petit bijou. Empruntant au titre de l'infâme tableau de Courbet représentant un sexe de femme, le roman d'Edwards nous plonge dans un mystère dandy où règnent le snobisme, les femmes, la culture et la jalousie. L'écrivain a pris le temps de bavarder avec nous.

Jorge Edwards, vous venez de publier aux éditions Les Allusifs L’Origine du monde, qui porte le même titre que la célèbre toile de Courbet qui fut dévoilée pour la première fois au grand public en 1995…

L’Origine du monde a été dévoilé à un moment où j’avais déjà en tête l’idée du livre. J’ai vu le tableau et j’ai constaté les réactions espagnoles – puisque c’était au mois de juillet et il y avait beaucoup de touristes espagnols qui visitaient le musée pour voir le tableau. Il y avait toujours ces regards un peu inquiets et ensuite le mari qui courait et se mettait à côté du sexe de la femme du tableau et sa femme qui le photographiait. Après cela, ils sortaient tous deux très contents ! J’ai alors pris ce petit épisode pour en faire un des éléments de mon texte. Mon histoire est celle d’un vieux docteur bouleversé par la chute du mur de Berlin- ancien militant communiste qui continue de l’être aujourd’hui – de sa jeune femme et d’un ami plus jeune qui s’est suicidé. Mon histoire débute avec les soupçons du docteur sur les possibles relations amoureuses entre sa femme et cet ami. Lorsque j’ai vu ce tableau dont le sexe féminin est si audacieux, j’ai pensé qu’il pourrait peut être y avoir un certain rapport avec mon livre. C’est d’ailleurs pour cela que je l’ai intitulé ainsi.

L’Origine du monde parle d’amour, de jalousie et de politique. Votre personnage principal, un médecin vieillissant, a été affecté par la chute du mur de Berlin et, à l’instar de cet emblème, plusieurs idéologies vacillent, tombent et se renouvellent dans votre roman.

Oui, parce qu’il a été écrit après tous les événements très graves qu’a subi le Chili, comme la grande crise politique qui, à mon avis, fut une véritable guerre sociale, pas tout à fait déclarée mais qui s’est prolongée et a produit des blessures et des morts terribles. L’Origine du monde est un peu le roman d’après-guerre, d’après cette guerre-là, sur le moment où les gens commencent à réfléchir à ce qui s’est passé. Il y a une certaine réconciliation dans le personnage et ensuite il y a surtout une situation de militantisme politique où l’idéologie donne sa place à l’amour, la jalousie, la subjectivité, les émotions, l’humanité en fait.

Vous parlez de jalousie. La politique peut facilement devenir une métaphore de l’amour car jalousie et conflit politique sont en quelque sorte très reliés.
C’est une partie de la lutte. La jalousie est une partie de la politique comme l’amour représente la paix en politique. Mais je n’ai pas du tout voulu faire un roman allégorique. J’ai voulu raconter une histoire qui m’a intéressé. Ce roman est une fiction littéraire où la vie politique est placée au second plan. À l’époque, pour un Chilien, la politique était toujours au premier plan. Après la période de transition d’après-guerre, la politique est passé au second rang ; il y a d’autres choses qui ont dominé la scène. C’est ce moment-là que j’essaie d’exprimer dans une perspective individuelle, une situation qui présente un côté dramatique et pathétique, voire noir. Mon personnage fait une enquête sur le passé, sur sa femme, son ami. L’enquête d’un homme jaloux est bien connue dans la littérature, et ce depuis des siècles : on la voit chez Proust et chez Cervantès.

Votre roman nous parle par le biais de personnages très truculents, vifs et cultivés. Très extravagants, vos personnages font penser à des dandys.

Il y a un personnage, Felipe, celui qui se suicide dans l’histoire, qui est le typique intellectuel de gauche. Seulement, il habite Paris alors il connaît le surréalisme, la littérature érotique moderne, Georges Bataille. Il n’est pas un militant, il est plutôt un homme dépendant de la gauche, ce qui lui permet certaines libertés : le libertinage et l’alcool, entre autres. Pour moi, c’est essentiellement l’intellectuel attractif, sympathique mais raté. Il se suicide donc car il dit qu’il a dû choisir, parce qu’il est trop vieux et qu’il ne peut pas faire les deux choses en même temps, entre la beauté et la femme. S’il boit beaucoup, il est impuissant. Il lui faut donc faire un choix. Ou il dédie la reste de sa vie à l’alcool ou il le refuse et continue d’être un homme à femmes. Mais finalement, ce n’est pas ça le vrai dilemme. Le vrai dilemme, c’est qu’il a été un intellectuel raté et qu’il le sait. Il se tue à cause de cela. C’est un suicide très  » littéraire « , il prend de la cocaïne qu’il dépose à côté de la collection La Pléiade. Il y a de l’humour noir, une chose qui arrive avant qu’il meure Ensuite, il est un collectionneur de photographies pornographiques. C’est là que l’on trouve la relation entre le tableau de Courbet et le personnage. Il a demandé à une de ses amies de poser pour lui dans la même attitude physique que la femme du tableau. Felipe connaît des histoires sur ce tableau. Il sait que Jacques Lacan l’a possédé un temps et que le modèle était une jeune Irlandaise amante de Whistler, ce peintre américain parti à Paris. Fait bizarre, Whistler est passé, pour aller à Paris, par Valparaiso, un port chilien que je connais très bien. Il est parti par là car il voulait combattre les Espagnols. En 1866, il y a eu une guerre entre le Chili, le Pérou et l’Espagne. C’était surtout une guerre maritime et, au bout du compte, les Espagnols ont bombardé le port en question et sont repartis. Whistler était présent lors de ces combats. Il y a donc tout un élément historique extravagant qui relie le tableau de Courbet et mon roman à l’histoire du Chili ! (Rires)

Le personnage de Felipe Diez est tout à fait fascinant. Il lui arrive un choc encore plus grand que le choix qu’il doit faire entre la bouteille ou les femmes lorsque qu’une Mexicano-Japonaise, intelligente et belle, une déesse bref, entre en relation avec lui sans rien lui demander en retour. Voilà bien la plus grande « claque » que l’on puisse donner à un séducteur invétéré !

Oui, et on m’a beaucoup parlé de cette femme, qui est une invention et probablement la fiction la plus irréelle de tout le roman puisque les femmes comme ça, je ne sais pas si elles existent ou non ! (Rires) Mais Felipe est un séducteur et il arrive à la séduire…

L’amour et la politique, ce n’est pas un peu, en faisant référence au titre mais aussi à la naissance de la fiction, ce qui est à  » l’Origine du monde « ?

Oui, certainement. Le titre est ironique parce qu’il emprunte le titre d’un tableau célèbre mais également parce qu’il relie toutes ces histoires. Ce qui se passe lorsque la politique active est finie, on voit les choses élémentaires de la vie, les choses essentielles qui sont probablement l’origine de la vie et du monde, comme l’amour, la vieillesse et la mort, qui sont des thèmes de mon roman.

Votre plume est saisissante car très maîtrisée. Vous considérez-vous comme faisant partie de ce clan des derniers esthètes de la littérature ? Comment abordez-vous le texte ?

J’aime et j’étudie la langue, dans le sens où j’utilise beaucoup le dictionnaire. J’ai toujours été et je suis encore un lecteur. Il y a des écrivains qui, après quelques années, cessent de lire, cessent d’être des personnes qui découvrent des choses dans la littérature. Moi, je continue à lire énormément. Je m’intéresse à la vie de la littérature, du texte en lui-même, et non à la vie littéraire. En Espagne, la critique a toujours dit que mon langage était assez intéressant et tout ça. Toutefois, je m’intéresse à la langue mais je ne suis pas un puriste ni un académiste, je m’intéresse à la vitalité et au rythme de la langue. À cause de cela, vous pouvez peut-être dire que je suis un esthète. Cependant, je n’utilise le même type de prose que prônait par exemple Flaubert. Ma prose est très près du langage parlé; j’aime bien construire une phrase et donner une structure solide à un récit.

Quelles sont les lectures que vous affectionnez particulièrement ?

J’apprécie beaucoup la littérature française. En cela je suis peut-être démodé, car ma génération était celle qui lisait Rimbaud et Proust. J’ai aussi lu beaucoup de romans américains. Faulkner, tout particulièrement, dont je suis un grand amateur. Très jeune, j’ai d’ailleurs écrit un roman qui était tellement  » à la Faulkner  » que je l’ai détruit. Ensuite, j’ai écrit une nouvelle sur cette histoire d’écrire un roman  » à la Faulkner « ! Aujourd’hui, je lis beaucoup de classiques, tant en langue espagnole qu’en langue française. J’aime les classiques démesurés comme ceux de Rabelais. Je lis aussi la littérature anglophone. J’ai bien essayé d’apprendre l’allemand, mais je n’ai pas réussi ! (Rires)

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