Jérôme Baccelli : Interroger les étoiles

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Jérôme Baccelli est un Français qui vit en terre d’Amérique, in California. En août dernier, les éditions chicoutimiennes La Peuplade publiaient Aujourd’hui l’abîme, un livre inclassable qui parle de l’attirance humaine pour ce qui est intangible. Science, philosophie et art s’entremêlent pour approcher l’insaisissable, et c’est vers le ciel que notre tête pivote pour interroger cet abîme avalant qu’est l’infini. Entre la peur du vide et l’insatiable soif de comprendre, Jérôme Baccelli sonde l’immensité. Après tout, n’est-ce pas là que se trouvent les étoiles filantes?

D’abord, votre livre provoque de riches réflexions. Sa façon d’embrasser à la fois les thèmes de la science, de l’art et de la finance élargit les champs de référence et donne à l’ensemble une part symbolique très importante. Quel est le point de départ, l’impulsion de l’écriture de ce roman?
Le point de départ du roman est venu il y a maintenant quelques années, alors que je travaillais dans la Silicon Valley, manipulant comme beaucoup d’autres des valeurs pour la plupart virtuelles donc éthérées, et m’apercevant que toute une partie de l’économie partait dans la même direction. Au-delà de l’explication rationnelle à de tels changements (d’un côté une économie en ligne, une économie du partage, la disparition des intermédiaires commerciaux traditionnels, et de l’autre un modèle financier de plus en plus virtuel lui aussi, sans oublier le milieu de l’art qui d’Hollywood à Spottify fait aussi le commerce d’objets virtuels) il m’est clairement apparu que notre engouement pour le virtuel avait aussi une dimension sensuelle : nous étions, nous sommes, attirés par l’intangible. Pourquoi? C’est ainsi qu’ont commencé mes recherches.

Le fourmillement incessant de l’activité humaine n’a-t-il d’autre but que de combler le vide?
C’est un vieux débat! Pour moi, répondre que nous agissons pour trouver un sens à la vie, au nom de Dieu, ou pour combler le vide renvoie exactement à la même conclusion. Donc, oui, je crois que d’une certaine manière nous désirons combler le vide, mais que, une fois que nous l’avons comblé, nous avons aussitôt le réflexe de le recréer ailleurs, voire à l’endroit même où nous venions de le combler, comme si nous ne pouvions au fond vivre sans lui. L’évolution de la monnaie est un bon exemple, puisque nous n’avons cessé de repousser les limites de l’abstraction de plus en plus loin, du troc aux pierres précieuses, de la pièce au billet, et maintenant de la transaction électronique au Bitcoin!

D’après vous, qu’est-ce qui effraie tant les humains dans le concept de l’univers comme néant? Ne pourrait-on pas y voir plutôt un espace de liberté où tout est à créer, inventer, imaginer?
Chaque matin je me réveille, risque un œil par la fenêtre et me force à me poser cette question à laquelle je ne peux trouver de réponse logique. Qu’y a-t-il donc, là-bas, de l’autre côté de ce ciel qui recouvre la majorité de l’espace visible? L’infini est impensable pour l’être humain. Pour moi, cette question est effrayante. Là où je vous rejoins, c’est qu’elle nous pousse à créer, inventer, imaginer. Mais la plupart du temps ailleurs que là où s’offre à nous le vide. C’est un procédé sans issue.

Personnellement, croyez-vous que plus nous sommes connectés par la technologie, moins nous sommes connectés au réel?
Oui, je le crois, mais le miracle (ou la tragédie) est que nous ne nous en portons pas plus mal! Nous sommes moins présents, c’est à peu près certain. On pourrait jouer sur les mots en disant que c’est le réel qui change, et pourtant lorsque je marche dans la rue le nez dans mon portable et que je bouscule un passant ou manque me faire écraser par une voiture, je conclus que je n’étais pas là où j’aurais dû me trouver.

On peut, sans vraiment avoir peur de se tromper, qualifier votre livre de « hors norme ». Fiction, réflexions métaphysiques, brèves philosophiques, portraits d’artistes et de scientifiques, comment aimeriez-vous qu’il soit appelé?
Très bonne question, et votre qualificatif m’honore. Écrire en dehors des normes, c’est toujours ce que j’ai cherché à faire. J’aimerais donc qu’on l’appelle un roman, puisque c’est ce qu’il prétend être. Heureusement, en terres francophones tout au moins, le terme est assez large, ce qui permet au roman de se renouveler constamment.

Vous avez choisi l’écriture. La littérature a-t-elle un rôle à jouer dans l’évolution du monde?
Espérons-le! La question me dépasse, et dépasse l’ambition de ce livre, mais nous savons vous et moi que certaines vérités, certaines découvertes ne pourront jamais être appréhendées que par l’écriture. Je me suis fixé pendant longtemps pour règle de ne jamais écrire un texte dont pourrait être tiré un film. Cela parait simple, mais le fait de se libérer du strict descriptif et des procédés à la mode du creative writing ouvre d’innombrables horizons à la forme littéraire.

Quelle part de vous se retrouve dans le personnage de Pascal, le narrateur?
Pascal, c’est moi bien sûr, mais c’est aussi toute personne qui s’est retrouvée un jour ou l’autre égarée dans les méandres de l’univers digital, ou révoltée contre l’opacité des mécanismes financiers qui dominent nos économies. L’auteur n’est jamais que le passeur de sentiments que tout le monde éprouve.

Vous écrivez : « L’Histoire de toute façon est une fiction. » Pour vous, il n’y a pas de différence entre le réel et l’imaginaire?
Je crois que je voulais dire qu’on écrit l’Histoire après coup, et que l’on établit une suite en apparence logique, voire nécessaire, des événements, quand bien souvent une tout autre suite d’événements aurait pu se produire. Dans ce sens, l’Histoire est bien une fiction, puisqu’elle nous donne l’impression trompeuse que rien d’autre ne pouvait se produire. Je crois que toute représentation du réel, en passant par le roman, l’écriture, ou n’importe quelle forme d’art c’est se situer dans l’entre-deux, c’est faire le va-et-vient constant entre le réel et l’imaginaire.

Croyez-vous qu’il y a une solution à l’obsession du consumérisme qui gouverne actuellement nos sociétés?
C’est une autre manière de combler le vide. Je constate que nombre d’entre nous consomme d’une façon différente d’autrefois, dans le sens où nous tenons à acheter des produits dont la complexité dépassera toujours notre entendement. C’est une forme nouvelle de luxe. Nous ne viendrons jamais à bout des options de notre téléphone ou de notre voiture, et quelque part nous sommes satisfaits de ne jamais pouvoir épuiser toutes ces possibilités. L’Internet, cette multitude à notre portée, est un autre exemple. Encore une fois, entre nous et les objets de notre quotidien s’interposent l’innombrable, le vague, l’infini à bon marché. C’est fascinant, non?

Aujourd’hui l’abîme, demain…?
Plein de choses. Quand on s’intéresse à la modernité, le filon est loin d’être tari!

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