François Cheng : Éternellement vôtre

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François Cheng, poète et calligraphe d'origine chinoise, établi en France depuis cinquante ans et auteur du très remarqué Dit de Tianyi (Prix Fémina 1998), signe avec L'Éternité n'est pas de trop, la réécriture du Récit de l'homme de la montagne, un texte qu'il avait découvert par hasard il y a une trentaine d'années. L'histoire se veut simple et proche de celles vécues par Tristan et Iseult ou Dante et Béatrice : Dao-sheng, un médecin initié au taoïsme, décide un jour de quitter son refuge dans la montagne pour aller rejoindre Dame Ying, dont il est tombé amoureux alors qu'il n'était qu'un simple violoniste et elle, une femme promise au fourbe Deuxième Seigneur. Dans un style que l'on pourrait qualifier de " Feng Shui " tant la prose empreinte de mysticisme de Cheng coule avec harmonie, on découvre l'émouvant récit d'une passion magnifique, insensible aux époques qui passent. Une œuvre majeure, sage et violente à la fois. Rencontre avec un écrivain. Dialogue avec un sage des temps modernes.

L’Éternité n’est pas de trop raconte une histoire d’amour certes, mais c’est aussi une histoire qui est vous est proche : celle de votre découverte, il y a plus de trenteans, lors d’un voyage en France, du Récit de l’homme de la montagne. Quel fut votre premier sentiment face à cette histoire que vous mettez de nouveau en scène dans votre roman ?

Il y a beaucoup de moi dans cette histoire ; la lecture du Récit de l’homme de la montagne correspond à la découverte de la littérature du XVIIe siècle . Même si j’étais un Chinois cultivé, je n’avais eu jusqu’alors qu’une connaissance générale des lettres chinoises. C’est donc grâce au récit d’un sinologue, par les détours empruntés par cet Occidental, que j’ai découvert la littérature de la fin de la dynastie Ming Le XVIIe siècle, empli de bouleversements, est celui où la présence de l’Occident commença à se faire sentir de façon notable, entre autres par la venue des tout premiers Jésuites. Ainsi, Le Récit de l’homme de la montagne m’a fourni un certain canevas pour mon roman. Par contre, la passion que je relate dans L’Éternité n’est pas de trop, un amour précoce mais tardivement accompli, vient de moi. Je suis un homme qui a déjà pas mal vécu, et cette passion correspond à toute la nostalgie enfouie au fond de mon être.

Au début de L’Éternité n’est pas de trop, le regard qu’échangent le violoniste Dao Sheng et celle qui deviendra Dame Ying provoque un genre de déclic, qui tourmente longtemps le lecteur, et c’est peut-être le même genre d’impression, qui a fait qu’un jour, vous avez voulu vous replonger dans Le Récit de l’homme de la montagne. Mais, ayant découvert qu’il n’existait plus, vous avez alors décidé de lui donner un second souffle : vous avez eu un réel coup de foudre pour ce texte ?

Dans ma jeunesse, j’ai rencontré ce type de regards ou de sourires bouleversants. Ensuite, j’ai vécu ma vie en exil : j’ai été arraché à tout cela. Ainsi, la passion vécue par mes personnages est peut-être ma façon à moi de rattraper le passé. Ceci dit, il s’agit d’un roman. Ce n’est pas le récit de ma propre expérience ; c’est celle de la passion de deux personnages.

La question du souffle (le Shi) habite tant votre écriture romanesque que votre poésie. En quoi le souffle créateur que vous écoutez, vous traverse et vous permet d’écrire diffère dans L’Éternité n’est pas de trop et votre précédent roman, Le Dit de Tyani (Fémina 1998) ?

Quand on parle du souffle, il s’agit du souffle de vie, celui qui relie tout ; c’est-à-dire des êtres séparés dans l’espace et dans le temps. Comme il permet de relier toutes les entités vivantes, le souffle de vie, dans un sens, transcende l’espace et le temps. Dans Le Dit de Tyani, qui touche le présent et le passé, aborde la Chine et l’Occident, l’idée du souffle a joué un rôle éminent. Idem pour L’Éternité n’est pas de trop, qui voit un homme revenir vers sa bien-aimée – une femme qu’il n’a rencontrée qu’une fois dans sa jeunesse – après une absence de trente années. C’est le souffle qui a relié cela. Dans mon roman, il y a également la rencontre entre l’homme chinois et l’étranger venu de l’ouest, l’Occidental. Voilà encore un exemple de deux êtres, deux âmes à première vue très éloignées et très différentes, que le souffle a reliés.

Dans L’Éternité n’est pas de trop, le bleu est une couleur omniprésente dans la nature et récurrente dans de nombreuses scènes. Pourquoi ?

À partir de l’idée du souffle, les premiers penseurs chinois ont proposé une conception unitaire et organique de l’univers. Tout se relie et se tient grâce au souffle, qui est l’unité de base. Dans la conscience d’un Chinois, la vie humaine est intimement reliée au cosmos. Il y a bien sûr la ronde des saisons, mais il y a aussi ce qui se passe entre la terre et le ciel : le mouvement. Dans mon livre, il y a beaucoup d’événements vécus par les protagonistes qui ont pour toile de fond des éléments cosmiques tels le ciel, les étoiles ou la lune. Il faut savoir que le mystère de notre destin est relié au mystère de l’univers vivant lui-même. Notre devenir est toujours placé dans la perspective de l’éternité.

En quelques mots, comment expliquer à des néophytes les principes du taoïsme, la façon dont le souffle, traversant toute votre histoire et rappelant la beauté originelle, peut se transmettre au lecteur ?

Relier la beauté féminine à la beauté de la nature, voilà, pour moi, ce qu’est la beauté originelle – celle créée en dehors de la création artistique. Il n’y a que la beauté de la nature et de la femme qui sont, à mon avis, originelles. Le plus étrange, c’est que ces deux beautés sont reliées, dans L’Éternité n’est pas de trop, dans un passage où je dis que la beauté féminine est une sorte de miracle de la nature, ou bien que c’est la nature qui se résume en miracle à travers la beauté féminine, puisque cette dernière évoque la colline, le souffle, le nuage, le fruit, les fleurs… Dans les splendeurs de la femme, il y a une sorte de résumé de la beauté de la nature. Et, à cause de cette beauté féminine, il y a une quête entreprise par l’homme amoureux. Pour moi, la passion amoureuse est une des voies royales par laquelle l’être humain peut accéder à l’infini ; cette possibilité d’un dialogue entre le masculin et le féminin est proprement sans fin. C’est pourquoi les grandes œuvres d’art ou la littérature sont faites de quêtes : Dante et sa Divine Comédie ; Mozart, les plus beaux chants faisant partie de cette quête d’amour ; la peinture, les tableaux de la Renaissance constituant eux aussi une quête de l’amour incarnée avant tout par la beauté féminine. Quand je dis beauté féminine, j’évoque le principe féminin, qui est un principe de vie et pas seulement l’apanage de la femme. Ce principe féminin est en chacun de nous, en l’humanité tout entière. C’est un élément de l’univers. La vraie passion est une quête, et non pas une impulsion, un emportement qui relève de l’instinct de chasseur propre à l’homme. Pour qu’il y ait une quête, cette beauté qui renouvelle le désir tout en restant inaccessible est nécessaire. C’est véritablement une quête infinie, d’où la dimension d’éternité.

L’Éternité n’est pas de trop se révèle être une extraordinaire leçon de patience. Une vertu de plus en plus rare de nos jours…

Tout à fait. Nous sommes pressés et plus cyniques qu’autrefois ; nous nous croyons malins. Pourquoi essaie-t-on de mettre de côté le désir d’une passion absolue qui réside en chacun de nous comme une nostalgie répressible ? Ainsi, mon roman est une tentative d’instaurer à nouveau cette possibilité d’ouverture vers l’infini. Pour cela, il n’y a que la passion qui nous permet d’y accéder ; tout le reste étant très limité puisque l’on a banni de notre horizon la quête de l’infini. À notre époque, l’humanité ne semble pas encore assez mûre pour mener ce dialogue entre le masculin et le féminin. Pourtant, dans le passé, il a bien eu quelques percées en ce sens : Tristan et Yseult, les troubadours, Héloïse et Abélard, Dante et Béatrice, La Princesse de Clèves, de Madame de La Fayette, les pièces de Racine et les écrivains romantiques. Notre époque est grise : elle laisse l’amour à l’abandon. Voilà pourquoi je pense que l’humanité n’est peut-être pas mûre pour vivre un tel sentiment, mais des œuvres comme celles que je viens de nommer, ou comme L’Éternité n’est pas de trop, constituent une sorte d’initiation au sentiment d’amour. De sorte qu’à la fin de mon roman, le personnage séparé de son aimée dit :  » il a fallu traverser le  » tout  » pour apprendre comment aimer, maintenant il s’agit de vivre ce qui a été appris : l’éternité n’est pas de trop, je viens.  » Il faut réapprendre à aimer et à vivre ce qui a été appris : c’est une très longue initiation.

Dans le principe taoïste, il y a bien sûr le yin et le yang et au milieu se trouve le vide médian, essentiel à l’équilibre des deux premiers éléments. Dans le cadre de votre roman, l’étincelle de vie fut-elle créée par cette longue attente de trente ans ou par le premier regard amoureux ? À quel moment Dao-Sheng décida-t-il de descendre dans la vallée pour s’unir au principe féminin ?

La pensée chinoise est ternaire. À partir de l’idée du souffle, on a conçu trois souffles qui fonctionnent en même temps : le yin et le yang (les deux souffles vitaux), et le vide médian, dont les Chinois ont éprouvé le besoin d’ajouter pour former l’équilibre. Le vide médian est un souffle ; il est là lorsque le yin et le yang sont en présence l’un de l’autre. Mais il faut que le troisième souffle soit présent pour que les deux précédents puissent fonctionner de façon bénéfique et profitable car, sans le vide médian, le yin et le yang se retrouvent dans une position de duel. Les Chinois ont compris qu’un troisième élément, vide, permettrait aux deux autres éléments vitaux d’exister sans s’étouffer. Le vide médian attire le yin et le yang l’un vers l’autre. Drainer la meilleure part des deux principes vitaux permet de constamment s’élever, de se dépasser, de tendre vers l’harmonie et non vers la lutte. Les hommes modernes manquent peut-être de patience car leur logique est dialectique : ils résument le monde en termes de deux. Une telle relation ne peut durer. Avec le vide médian, on est dans une position de quête et d’humilité puisque qu’on est dans une position de réceptacle, et non pas de preneur. Chacun des éléments se soumet à ce qui est entre eux, est ouvert à ce que le vide peut apporter. La passion peut alors durer et se renouveler, sans cesse travaillée par cette conscience de l’inaccessibilité qui lui permet de se transformer en une quête infinie. S’il n’y avait pas eu le vide médian, cette grande séparation qui a suivi le premier regard entre Dao-Sheng et Dame Ying, le couple aurait succombé sous leurs maladresses de jeunesse ; ils se seraient acoquinés et auraient étouffé leur passion dans l’œuf. Cette distanciation leur a permis, au contraire, de se retrouver dans un autre type de rapport. D’autant plus qu’il est important de souligner que d’imposantes contraintes sociales les empêchaient d’entrer en relation. D’ailleurs, j’ai constaté que les grandes périodes d’intenses passions sont souvent dues à des contraintes sociales. Toutefois, ce n’est pas suffisant pour tout expliquer. À cela s’ajoute des recherches et des interrogations d’ordre spirituel. S’il n’y avait pas une telle recherche spirituelle, les contraintes sociales ne seraient pas assez fortes pour empêcher une telle passion. C’est pourquoi mon roman, qui raconte un fait historique – la rencontre entre l’homme chinois et les premiers Jésuites – s’interroge sur la nature de l’amour et de l’âme. Dans L’Éternité n’est pas de trop, il y a cette impossibilité de rejoindre l’âme de l’autre. L’Occidental a apporté sa propre vision du monde, pensée qui a marqué l’homme chinois qui, avouons-le, était un peu fruste à l’époque. Le Chinois a dû comprendre que l’amour n’est pas compliqué mais complexe. L’échange entre le masculin et le féminin entre alors dans une autre sorte de type de relation.

En raison de vos origines, on vous a maintes fois qualifié de pèlerin reliant l’Orient à l’Occident. Paradoxalement, L’Éternité n’est pas de trop m’apparaît comme votre roman le plus chinois et, en même temps, le plus universel.

Oui, même si l’action se déroule en territoire chinois et que je décris les détails de la vie quotidienne. En ce sens, j’ai utilisé le français pour écrire mon histoire. La langue française est pleine de subtilités. On dit aussi qu’elle est juste, que c’est une langue de clarté fondée sur des subtilités. Le français nomme toutes les nuances des choses ; c’est une langue analytique qui me permet d’aller très loin dans l’analyse des situations et de la psychologie de mes personnages. Cette langue véhicule aussi une littérature qui est aussi subtile et analytique. Proust, Stendhal, Flaubert et Madame de La Fayette sont des écrivains qui ont illustré cette langue avec des analyses très poussées. Le fait d’employer le français m’a certainement influencé, ainsi que le fait de vivre en Occident, qui m’a procuré une distanciation par rapport à ma propre culture. Alors, lorsque j’aborde L’orient, j’ai un autre éclairage, disons spirituel, dû à la langue que j’emploie pour écrire et à l’éloignement géographique. L’universalité de L’Éternité n’est pas de trop réside peut-être en cela.

Même si le constat est, à la base, impossible. Et je vous cite :  » La passion qui unit les deux protagonistes est une relation constante de va-et-vient, une étreinte inextricable qui se renouvelle sans cesse et qu’un langage ordinaire ne permettrait pas à suggérer, que ce soit avec ses idéogrammes ou le français avec ses subtilités.  » Vous êtes donc face à un constat impossible…

C’est pourquoi mon roman, à la fin, atteint quand même un degré d’indécision. Le troisième œil de Dao-Sheng a vu des choses mais il ne dit plus rien, il se fonde sur cette promesse. Maintenant il se fonde sur ce qu’il a appris : l’éternité n’est pas de trop. L’éternité prend là une résonance spéciale en face de notre impossibilité de tout dire. Là aussi, l’impossibilité de notre dire fait partie de notre destin…

L’Éternité n’est pas de trop s’inscrit dans la lignée des plus grandes histoires d’amour jamais couchées sur papier comme La Princesse de Clèves ou L’Amant de Lady Chatterley. Éventuellement, le thème de l’éternité va-t-il se renouveler dans d’autres œuvres ou ce dernier roman a-t-il cristallisé votre raisonnement sur l’amour ?

Vous savez, ma poésie prolonge ce que je n’arrive pas à dire dans le roman, et vice versa. Le roman poursuit le vécu tandis que la poésie, visant les sens, laisse tomber beaucoup de choses. Mais, en même temps, la poésie peut prolonger ce que le roman n’arrive pas à faire. J’ai déjà publié un recueil qui s’intitule Trente-six poèmes d’amour et, simultanément avec la sortie de L’Éternité n’est pas de trop, un autre recueil, cette fois intitulé Qui dira notre nuit ? – un ensemble de poèmes de nature un peu mystique où j’essaie de dialoguer avec le mystère de notre être. Mais je continuerai à exploiter la forme romanesque! Ma prochaine œuvre portera encore sur le même thème mais l’action se déroulera à notre époque. Ce roman racontera l’histoire d’une personne qui, à la suite d’un problème de santé, décide d’écrire son journal. Écrit sous cette forme, mon roman permettra au personnage de recueillir ses souvenirs, ce qui s’est passé et se passe en lui actuellement.

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