En anglais. Thick stick sticky sticking wet ragged wool winding round the wounds, stitching the sliced skin together as I walk, scraping my mittened hand against the wall. En français. Poisse épaisse poisseuse empoissant la laine lourde engluée dans les plaies, mes pas pressés ravaudant ma peau fendue, ma mitaine humide raclant le mur. Là où les mots d’une Heather O’Neill (Hôtel Lonely Hearts) bercent même dans l’horreur, ceux d’Emma Glass scandent, mitraillent, tailladent, blessent dans le laid comme dans le beau. Et ils chantent malgré tout. Tant (ou presque) dans le texte original de Peach que dans celui de Pêche, fruit du travail de traduction minutieux de Christophe Claro.

Pêche, premier roman de l’écrivaine galloise d’à peine 30 ans qui, au civil, est infirmière et travaille aujourd’hui dans le domaine de la recherche en génétique, est un livre refusant toute étiquette et défiant tous les genres. Pêche, c’est « une célébration du langage. Mais je pense que vous voulez plus que ça!? » avance la jeune femme au bout du fil, avant d’éclater d’un rire serein. « Pêche est, je pense, ma recherche sur la façon d’exprimer le traumatisme. » Ses mots véhiculent les dommages. Viscéralement. Sans décrire. Transfusion directe aux tripes du lecteur. Lecture surréaliste, dans laquelle on se sent comme devant un tableau de Soutine. Impossible de dire « J’aime! » On ressent, on vibre, on interprète, soudé à cette laideur fascinante et cette beauté cruelle.

Le traumatisme, c’est un viol. Celle qui l’a subi et le raconte sans le dire, c’est Pêche. Collégienne. Dix-sept ans, peut-être dix-huit. Elle est apparue sans apparaître vraiment dans la tête d’Emma Glass. Le contexte : un cours de littérature contemporaine. « Je pensais y trouver un contenu différent, progressiste, une élaboration et un enrichissement de ce que je pense et aime de la littérature. J’ai été déçue », admet cette lectrice de James Joyce, de Gertrude Stein… et de Margaret Atwood : La servante écarlate a longtemps été le seul roman qu’elle avait lu deux fois; vient de s’y ajouter Mrs Dalloway de Virginia Woolf.

Tic-tac
Bref, la date de remise du travail approchait et Emma Glass n’était pas inspirée. Elle tournait en rond dans sa chambre, sa frustration rythmée par la musique. Quand elle s’est enfin assise au clavier, la musique et sa pulsation l’y ont suivie. Tic-tac du deadline. Thick stick sticky sticking… Les mots sont montés de son subconscient, elle les a crachés? Éjectés? Accouchés? Éructés? Vomis? Peu importe. C’est dans un état second qu’en deux nuits, la première moitié de Pêche est passée de son ventre, de son cœur, de sa gorge à l’écran.

« Il m’a fallu du temps pour découvrir ce qui était arrivé au personnage qui s’exprimait à travers moi. Mais dans les faits, tout cela n’avait pas d’importance, je cherchais à mettre sur papier quelque chose qui me ferait ressentir, vibrer à la façon d’une chanson. Je voulais créer quelque chose qui allait au-delà de la simple histoire, qui ne répondait à aucune façon de faire, qui ait sa propre identité et que cette identité soit uniquement la sienne. »

Là-dessus, elle pose la question. LA question. « Pourquoi ne pas voir le roman comme une pièce d’art unique? » À la façon d’un tableau que chacun peut interpréter à sa façon ou d’un poème qui se module de manière différente selon le lecteur et le moment.

Emma Glass avait cela en tête quand, après une pause de cinq ans, elle a repris Pêche en main. « Elle ne m’a jamais vraiment quittée et il était important que j’y revienne : j’avais l’impression que je ne pouvais commencer quoi que ce soit d’autre tant que je n’avais pas mis un point final à ce texte. »

Cette seconde partie a été rédigée en plus de temps – « Je faisais de la micro-édition : j’écrivais 100 mots, parfois moins, et après je revenais en arrière, réécrivais, retravaillais. J’étais obsédée par ce qu’il y avait sur la page, je voulais que ce soit parfait avant d’aller plus loin. » Mais l’impression de viscéral, de brut, y demeure.

Personnages-concepts
Pêche avance ainsi dans la vie, sa main dans celle de Vert, son petit ami; un œil attendri sur son petit frère, un bébé en sucre; une ombre dans son sillage, celle de l’homme-saucisse.

Porteurs de tels noms, les personnages ajoutent au surréalisme du récit. Mais Emma Glass va bien plus loin dans cette direction : et si nous étions vraiment en présence d’une pêche, d’un morceau de bois, d’une friandise, d’une pièce de viande (d’ailleurs, l’homme-saucisse porte aussi le nom de Lincoln, marque de charcuterie très commune en Europe)? 

« Quand j’ai compris à quel point la voix qui me parlait était tragique, j’ai eu besoin d’établir une distance avec le personnage. Si j’avais trop été dans l’expérience de Pêche, quand, par exemple, elle recoud elle-même les plaies résultant du viol, j’aurais été incapable de me rendre au bout de la scène. Là, j’étais en présence d’une pêche, d’un fruit qui répand son jus. Je sais, c’est bizarre… »

Son rire qui jaillit à ce moment prouve à quel point elle assume.

Le même procédé, d’ailleurs, lui a servi pour l’homme-saucisse. Le violeur. « Je ne pense pas avoir en moi ce qu’il faut pour arriver à la haine d’un être humain. Je détestais cet homme, mais il fallait que j’aille plus loin, que j’atteigne un pur sentiment de dégoût. À cette époque, j’étais végétarienne et en faisant de lui une saucisse, il est devenu grotesque, méprisable, objet de répulsion. » 

Le résultat est à ce point troublant que l’inévitable question a été posée à la romancière : Pêche est-il inspiré d’un drame personnel? La réponse est non. Fiction. Pure fiction. Qui l’a habitée pendant des années avant de lui laisser le champ libre pour autre chose : Emma Glass est en voie de terminer un deuxième roman, une histoire de fantômes. Où il n’y aura peut-être ni histoire (dans la définition conventionnelle du terme) ni fantômes (dans le sens classique de revenants) mais, certainement, une expérience.

 

Photo : © Sarah Lee

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