Delphine de Vigan: Un tombeau pour sa mère

232
Publicité
Dans Rien ne s'oppose à la nuit, récit qui entremêle souvenirs et témoignages, Delphine de Vigan lève le voile sur la vie de sa mère et, par extension, de sa famille au grand complet. Entrevue avec cette femme d'exception, qui ne craint pas de se livrer.

Le titre de votre roman, Rien ne s’oppose à la nuit, est tiré de la chanson «Osez Joséphine» d’Alain Bashung. Qu’évoquent pour vous ces paroles?
Ce titre évoque pour moi à la fois une certaine violence mais aussi une forme de douceur et d’apaisement, ce qui correspond bien à l’idée que je me fais de ma mère. Les paroles de la chanson «Osez Joséphine» évoquent la transgression, la liberté. Il y a dans ce texte une autre phrase que j’aime beaucoup: «et que ne durent, durent, que les moments doux».

Votre roman pourrait se lire comme un récit ou une biographie de Lucile, votre mère, de votre famille et de vous-même. Pourtant, le mot «roman» est clairement inscrit sur la couverture. Pourquoi?
Dès lors qu’on écrit une histoire, dès lors qu’on la reconstruit, qu’on l’ordonne, qu’on la met en mots, dès lors qu’on choisit une version plutôt qu’une autre, on est, malgré soi, dans la fiction. Même si on cherche à être au plus près de ce qui s’est passé. D’une certaine manière, la vérité est inaccessible. Le livre s’appuie sur des témoignages, des écrits, des souvenirs, mais c’est une reconstruction qui m’est propre. Au fond, ce n’est que mon regard sur les choses, ma petite histoire reconstituée et recolorisée.

Dans le même esprit, à la fin du premier chapitre, vous écrivez «J’ai essayé d’écrire ma mère» et non «écrire sur» ou «écrire la vie de». Pouvez-vous expliquer ce choix de mots?
C’était une manière de dire la grande difficulté que j’ai eue à approcher de cette vérité, à saisir quelque chose de ma mère qui m’échappait. Une manière de signifier ma volonté d’être au plus près du réel, mais aussi de faire de ma mère un personnage, une héroïne dans tous les sens du terme.

À quel moment la forme particulière de votre roman, alternant l’histoire de Lucile et de votre famille et votre difficile processus de recherche et d’écriture, s’est-elle imposée à vous?
Je n’avais pas du tout prévu cela au départ. Je pensais pouvoir dérouler sa vie à la troisième personne dans un récit omniscient et objectif. Assez vite, je me suis heurtée au fait qu’il me fallait sans cesse choisir entre telle ou telle version des choses, et qu’au fond, même si tout ce que je raconte dans le livre est arrivé, il me fallait choisir un angle pour le raconter. J’ai été bloquée un moment dans l’écriture, et puis m’est apparu que la meilleure façon de dépasser ces doutes, ces atermoiements, était de les partager avec le lecteur.

Envisagez-vous l’écriture différemment maintenant?
Non, pas vraiment. C’est le succès du livre qui m’intimide, me fait un peu peur. Maintenant il me faut comme après chaque livre faire le vide du livre précédent, oublier tout ce qui s’est dit et écrit, et retrouver ma propre trajectoire. Il faut laisser grandir en moi le prochain livre, cela prend toujours du temps!

Après la mort de votre mère, vous sembliez être dans l’urgence de la raconter. Maintenant que la poussière est retombée, croyez-vous l’avoir fait par devoir de mémoire envers elle et votre famille ou pour exorciser vos démons?
À peu près tout ce j’éprouve et observe dans ma vie est potentiellement matière à écriture, je veux dire susceptible de la nourrir, de l’enrichir, de lui donner son vibrato. La mort de ma mère, sa violence, m’a sans doute autorisée à écrire ce livre. Je l’ai fait avant tout comme un hommage rendu, avec cette idée de lui offrir un cercueil de papier, ou un tombeau, comme on appelait ces textes au XVIesiècle. Mais je crois aussi que ce livre, l’existence de ce livre, est bénéfique pour mes enfants. C’est une trace qui restera, qui leur sera accessible, quelque chose qui permet de passer outre, d’avancer.

Vous écrivez que l’histoire de votre famille illustre «le pouvoir de destruction du verbe, et celui du silence». Des deux maux, lequel est le pire?
Sincèrement, les deux. Les non-dits et les secrets peuvent ronger une famille tout entière et se transmettre de génération en génération. Mais je sais aussi combien la violence de certains peut vous poursuivre toute une vie et se nicher à l’intérieur de vous, comme une maladie.

Il serait difficile de ne pas être soufflé par la beauté de la femme en couverture du roman et la fascination ne fait qu’augmenter lorsque l’on sait que, cette femme, c’est votre mère. Mais vous, que voyez-vous sur cette photo?
Au tout début, je voyais ma mère, sa grande beauté, c’est vrai, mais aussi cette forme de présence-absence, sa fragilité. Aujourd’hui que cette photo a été reproduite, démultipliée, je ne vois plus ma mère, je vois le personnage de Lucile, cette héroïne dont je parlais tout à l’heure, qui appartient à ses lecteurs. Celle qu’ils ont portée, reconnue, plébiscitée.

Quel effet cela vous fait-il d’obtenir la reconnaissance des libraires du Québec?
C’est un grand honneur. J’ai été profondément touchée par ce prix. En France, le prix des libraires m’a fait connaître avec No et moi. Les libraires sont de formidables passeurs, et je sais combien ils sont précieux, à la fois pour les auteurs qu’ils défendent, et pour les lecteurs qu’ils conseillent.

Que lisez-vous en ce moment?
Je commence tout juste Lointain souvenir de la peau de Russell Banks dont j’adore certains romans, en particulier De beaux lendemains.

Publicité