Daniel Pennac : Un hamac pour deux

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Après quatre ans de silence, Daniel Pennac nous revient non pas avec un nouveau volet à sa célèbre saga du clan Malaussène, mais bien avec un roman en morceaux, une invitation à partager un aller-retour d'un côté comme de l'autre du miroir de la création. Le Dictateur et le hamac, en ce sens, doit se lire comme un partage des joies ressenties par Pennac, heureux de mélanger le récit d'un dictateur agoraphobe, celui d'un de ses sosies et le Dictateur de Charlie Chaplin, aux souvenirs intimes d'un séjour de l'écrivain au Brésil, il y a plus de vingt ans.

On le sait, Daniel Pennac apprécie de longue date de se jouer des codes du roman. Déjà, dans ses premiers livres (Au bonheur des ogres, La Fée carabine, La Petite Marchande de prose), l’écrivain, qui partage son temps entre le silence de sa maison dans le Vercors et son appartement de Belleville, au cœur de la clameur parisienne, bouscule avec humour les archétypes du roman policier. Comme si ce n’était pas assez, le père des Malaussène signe en 1992 l’inclassable Comme un roman, dans lequel il énonce les droits imprescriptibles du lecteur, parmi lesquels figurent celui de « lire n’importe quoi n’importe où ».

À ceux-ci, le romancier ajoute aujourd’hui un amendement qui concerne les droits de l’écrivain. La permission de « grappiller » (article 8), par exemple, devient le droit d’arrêter quand bon lui semble le fil du Dictateur et le hamac pour explorer d’autres avenues, plus intimes. Jusqu’à la page 60, les lecteurs, innocents, — ce que vous n’êtes plus, car vous êtes avertis ! —, croient découvrir une œuvre traitant de Manuel Pereira da Ponte Martins, dictateur rendu agoraphobe, car on lui a prédit une mort dans une foule. Terrorisé, Manuel engage un sosie pour échapper, « comme tout être de récit », à son destin. Or, voilà, Daniel Pennac en a décidé autrement : il meurt tout de même. Fin de l’histoire ? Pas vraiment.

L’histoire sans fin

En créateur génial et tyrannique, Daniel Pennac alterne, d’un chapitre à l’autre, entre les histoires. Ainsi, après l’introduction du dictateur, il s’offre un retour en arrière dans le Sertao brésilien, où il a séjourné à la fin des années 70. Là, le roman est né, à la lueur d’un réverbère sur la place du village. Puis, Pennac s’échappe de nouveau du côté de la fiction et décrit le périple du premier sosie qui, après s’être découvert une passion pour le cinéma de Charlie Chaplin, s’embarque, sous l’identité du génial acteur-réalisateur, sur un bateau en partance pour l’Amérique. À bord, on le confondra avec… Rudolph Valentino ! Entre-temps, le lecteur aura eu droit à la genèse du film Le Dictateur, du « vrai » Charlie Chaplin.

Il en va ainsi jusqu’à la page 400 : le lecteur est ballotté en tous sens dans une délirante association de récits disparates, de rencontres de doubles, de personnages et de leurs penchants réels au cœur de la fiction. Le résultat est étourdissant et bouscule joyeusement les idées que l’on entretient sur la création d’un roman. Quelques jours après la sortie du Dictateur et le hamac, certains critiques questionnaient tant d’audace : Pennac allait-il dérouter ses fidèles ? « Je n’ai pas écrit Le Dictateur et le hamac dans ce but », répond le principal intéressé, « quoiqu’il puisse y avoir un petit choc entre la première partie et la deuxième. Ensuite, on voit bien qu’il s’agit d’un tricot avec un fil de fiction et de réalité et que la maille va se resserrer au fur à mesure que l’on avance dans le récit. » Pennac ajoute également que certaines coïncidences se sont avérées fort généreuses avec lui : « Le hasard a fait deux choses étranges l’automne dernier, soit faire coïncider la sortie du Dictateur de Chaplin sur les grands écrans avec l’apparition des sosies de Saddam Hussein. Voilà deux actualités, artistique et politique, qui se rencontrent ! »

Si l’un des articles des droits du lecteur lui laisse la liberté d’abandonner un livre (article no. 3), rares sont ceux qui l’invoqueront ; Le Dictateur et le hamac accomplit un exploit rare en littérature, celui d’offrir un roman (le livre lui-même) doublé d’un roman (les souvenirs du Brésil et leurs échos fictifs) du roman du réel (la description du processus d’écriture à partir d’éléments disparates rassemblés par Pennac). Tout le monde a bien suivi ?

L’aventure, c’est l’écriture

Résumons : la première phrase du Dictateur et le hamac s’avère cruciale : « Ce serait l’histoire d’un dictateur agoraphobe. » L’emploi du conditionnel n’a rien d’innocent ; Pennac pose les bases de ce qui va s’avérer une œuvre construite de fausses pistes et engagée sur les chemins tortueux de la lecture de la fiction. « Le roman puise ses racines dans la tragédie grecque et, plus précisément, Œdipe roi de Sophocle. Au cœur de tous les romans, on trouve l’histoire d’un homme qui perçoit quel est son destin et qui tente d’y échapper. Ça va de la tragédie grecque à l’autofiction. Au fond, à quoi assiste-t-on, dans l’autofiction, sinon à la revendication d’être ce que l’on estime être et soit de l’expliquer, soit d’y échapper, ce qui, pour moi, revient exactement au même ? L’identité et le devenir relèvent pour moi d’une fiction, d’une utopie. Tout individu, dès qu’il songe à changer son destin, s’accorde, peut-être à tort, le droit d’écrire son histoire. C’est peut-être pour ça que tous les Français écrivent des romans, je n’en sais rien… » Et toc pour l’écrivaillon qui sommeille en chacun de nous !

Entre toutes les trames du Dictateur et le hamac, il se révèle difficile de déterminer laquelle est la plus importante. Elles le sont toutes, en quelque sorte, puisqu’elles se répondent pour mieux se contredire. Pennac précise : « La quête de l’identité des sosies est la véritable quête. La figure du dictateur est somme toute d’une banalité affligeante, comme tous les dictateurs d’ailleurs. Ce sont des gens qui répondent à des instincts de domination, qui y mettent un peu plus d’intelligence perverse que la moyenne et décrochent la timbale. Et puis, souvent, ils en meurent. Le sosie, lui, au bout d’un certain temps, doit se poser la question de son identité. Et celle-ci, même si elle est infiniment moins importante en termes historiques que celle du dictateur, l’est beaucoup plus pour le roman. »

Mais qui est donc le personnage principal du Dictateur et le hamac ? À cette question essentielle, on hasarde une réponse : c’est Pennac lui-même, couché dans son hamac, goûtant le silence, « multiplié par l’espace », selon ses termes, du Vercors. À ses côtés, le lecteur est invité à s’installer, à flotter entre fiction et réalité, isolé du monde dans cet objet qui « a dû être imaginé par un sage contre la tentation de devenir » et où il fait bon partager l’espace de la création. Pas question, avertit Pennac, de s’y reproduire cependant : « Je ne vous le conseille pas », tranche-t-il.

Une invitation

Trêve de tergiversations : force est d’avouer que le Dictateur et le hamac s’offre comme une cure contre la morosité romanesque. Les derniers mots appartiennent à l’écrivain : « L’écriture d’un roman est en soit une aventure. J’ai simplement voulu, dans ce livre plus que dans les autres, faire partager cette aventure. Pas seulement offrir un roman au lecteur, mais aussi un aspect romanesque particulier, qui n’est autre que l’acte d’écrire ce roman. Les deux « voyages » ne sont pas, au fond, de différente nature. C’est un peu comme une histoire d’amour dans la vie ; l’amour en question se raconte une histoire, sinon cela serait dû à un simple instinct. La présence même du sentiment est narrative. Les premiers mots d’un amoureux le lendemain d’une rencontre sont là pour commémorer de façon narrative les événements d’hier. Aimer quelqu’un, c’est croire à l’histoire d’amour qu’on se raconte… » Mais, là, Monsieur Pennac, en dictateur malgré vous d’une improbable république romanesque que vous dirigeriez avec une passion plus que bienvenue, vous allez trop loin. Il s’agit d’une autre histoire qui sera peut-être racontée un jour…

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