Je ne m’attendais ni à Clay, le jeune homme blasé, gosse de riches qui ne sait quoi faire de ses jours et qui promène son ennui, avec une constante placidité, sur la côte Est comme sur la côte Ouest ni à Julian, l’héroïnomane de Los Angeles qui se prostitue pour payer à son dealer les dettes causées par ses abus des drogues. Patrick Bateman le psychopathe, le golden boy de l’époque reaganienne, le yuppie obsédé par sa peau, passant tout son temps à se pomponner ou encore à tuer et à torturer des femmes avec un sadisme exacerbé entre deux masques à la menthe fraîche et son discours contre les Noirs, n’allait pas faire partie de mes rencontres de la journée. Le Bret Easton Ellis du roman Lunar Park, marié et père de famille dans une banlieue new-yorkaise, l’alarmiste qui ne se sent plus à l’abri en Amérique après le 11 septembre ne viendrait pas non plus boire un café avec moi. Non, j’avais appris depuis longtemps que les écrivains ne sont pas leurs personnages, même quand ils portent le même nom qu’eux.

On me proposait de passer une heure avec Bret Easton Ellis, le grand écrivain américain qui joue à choquer ses lecteurs. Mais je n’étais pas persuadée qu’il y aurait avec lui une réelle rencontre. Depuis belle lurette je savais que la littérature a peu à voir avec les gens qui la font et je ne devais espérer une quelconque épiphanie dans un rendez-vous montréalais avec Ellis. Qu’est-ce que sa présence pouvait m’apporter, à part le sentiment d’avoir raison de ne pas aimer les écrivains?

Néanmoins, après une très courte hésitation, je m’étais laissée aller à accepter avec grande joie l’invitation. On ne vous demande pas tous les jours de passer une heure avec Ernest Hemingway, Joan Didion… ou Bret Easton Ellis. J’ai toujours eu une immense admiration pour l’œuvre d’Ellis, le rythme de ses phrases, sa capacité à comprendre notre époque, sa façon de tenir tête aux conventions littéraires, son travail expérimental, et même si ses romans n’étaient vraisemblablement pas prévus à l’horaire de notre petite réunion (nous n’allions tout de même pas lire ensemble), Bret m’intéressait : il avait accompagné ma vingtaine, et depuis son premier livre, je lui avais été fidèle.

Oui, Bret, je le connaissais : je l’avais vu grandir. Il était passé au cours de ma vie du bébé joufflu, preppie qui était apparu sur les écrans au moment de Less than Zero, alors qu’il n’avait que 21 ans, à l’homme de 55 ans, acclamé récemment sur Fox News, la chaîne de télévision qui soutient inconditionnellement Trump. Une chose était donc certaine : si je ne rencontrais pas la littérature qui n’est jamais présente dans la banalité de la vie, j’allais retrouver un homme dans la cinquantaine, une star vieillissante. Pas Norma Desmond jouée par Gloria Swanson dans le film Sunset Boulevard, pleurant sur son relatif incognito et sa véritable déchéance physique après avoir été une si grande et si belle actrice du muet, mais quand même un personnage très important du showbizz littéraire américain. Un quinquagénaire qui avait déjà été le jeune et très talentueux Bret Easton Ellis et qui devait encore souhaiter l’être. Oui, j’allais me retrouver ce lundi matin avec quelqu’un qui avait incarné une célébrité et qui l’était peut-être encore. Mais pas tout à fait comme avant. Pas comme dans les années 80, quand tous mes amis lisaient son Less than Zero en se pâmant sur sa description de la génération X ou encore pas comme en 1991 quand American Psycho devint le roman le plus controversé de l’époque avec ses descriptions de meurtres d’hommes, de femmes, d’enfants et d’animaux qui valurent à son auteur de nombreuses menaces de mort, son bannissement de la maison d’édition Simon & Schuster et de la cérémonie d’ouverture d’Euro Disney ou encore la censure pour les lecteurs éventuels de moins de 18 ans en Australie et en Nouvelle-Zélande.

Au moment où je lui serrai la main, j’avouai à ce grand gaillard d’Ellis que j’étais très fébrile de le rencontrer. Après tout, il avait été une immense star de la littérature, et des célébrités dans le monde des lettres, il y en a peu. Margaret Atwood peut-être et surtout depuis qu’elle a une série télévisée et puis peut-être aussi J. K. Rowling mais encore là, même si ses livres ont connu un très grand succès, les films et les produits de toutes sortes l’ont aidée à se propulser en diva internationale. Quand je parle à mes étudiants à l’université de Jelinek, de Modiano ou encore d’Aleksievitch qui ont pourtant reçu le Nobel récemment, elles ou ils me regardent avec des yeux de carpe. Cela ne leur dit rien. On attend le film ou la série… Et Bret Easton Ellis non plus ne réveille rien en eux. Il faut que je mentionne ce « vieux » morceau d’horreur qu’est American Psycho pour que certains visages enfin s’illuminent.

J’allais rencontrer ma star puisque, il faut que je l’avoue, sommeille en moi une groupie des années 80, une Belle au bois dormant fiévreuse qui rêve de se faire réveiller par le prince des romanciers, Ellis lui-même.

Lui, Bret, sembla méfiant quand il entendit qu’il était pour moi l’égal d’une rock star. Il s’asseyait alors à ma table dans le coin du resto de l’hôtel chic où il passait quelques jours à Montréal. En commandant au serveur impassible et surtout ignorant de la célébrité de l’écrivain devant lui deux toasts et des confitures pour le petit-déjeuner, Bret me répondit : « Rock star… Oui!… Je l’ai été, mais je ne le suis peut-être plus… » À ce moment-là, en vraie Norma Desmond inquiète, Bret me regarda lourdement pour que je le contredise, que je lui donne au présent sa gloire d’antan. Même si j’avais furieusement envie de lui mentir et même si je rêvais de me trouver avec le magnifique Bret Easton Ellis des années 90, je ne rencontrais que son spectre vieillissant qui avait besoin d’une apprentie journaliste comme moi pour le rassurer… Allais-je devenir Joe Gillis, le personnage du scénariste dans Sunset Boulevard, joué par William Holden, qui rassure Norma Desmond sur sa longévité comme sa renommée, alors qu’elle n’a déjà plus de carrière d’actrice? Finirais-je aussi mal que lui, tué par la star crépusculaire quand celle-ci s’aperçoit qu’elle n’est pas aimée par son courtisan?

Bret Easton Ellis n’est plus le jeune homme un peu timide et gras qu’il a été. Il est devenu un homme dégageant une forte autorité. Sa voix suave et posée professe des opinions très fermes sur le monde. Si Ellis a maintenant quelques rondeurs, elles ne font plus signe à une adolescence de nerd attardé et génial, mais à une maîtrise de soi fort orchestrée que seul l’âge donne et que seul l’âge craint de voir disparaître.

Avec ses pantalons Adidas qu’il portait dans une entrevue au Salon du livre de Montréal et à l’hôtel au moment où je le rencontrai, Bret Easton Ellis me parut dévoiler quelque chose d’une faiblesse de star un tantinet déchue. Il a été si connu ! Il s’acharnait à avoir quelque chose de « Kanye », comme il me le nomma tout de go. Je venais de lire dans son dernier livre, White, combien il admire le chanteur, Kanye West, et compris l’allusion. Oui, Bret Easton Ellis avait, j’en étais persuadée tout à coup, tenté de copier la star de la décennie qui collabore d’ailleurs avec Adidas pour créer des vêtements à son image et qui a vendu 100 millions de copies de sa musique. Easton aime les stars. Beaucoup plus que moi : je n’irais pas jusqu’à rencontrer Kanye West, même si on me le demandait. Je n’ai pas le même faible pour les chanteurs gangstars rap que pour la littérature et Kanye West me paraît un être aussi insignifiant que ses chansons. Bret, l’écrivain qui fut si célèbre, a vraisemblablement peur de ne plus être celui qu’il a été et s’entoure de stars en rêvant d’un fulgurant come back. En trente-quatre ans, depuis ses débuts, il s’est essayé au scénario sans trop de succès, à la télévision, au clip et avoue que beaucoup de ces projets extra-littéraires sont tombés à l’eau ou n’ont pas eu la reconnaissance escomptée. Seuls ses livres l’ont rendu célèbre et Bret a su en quelque sorte porter la littérature américaine vers le star system, en nous donnant à croire qu’écrire ferait briller même les écrivains les plus expérimentaux. Mais la littérature a ses limites. Elle ne peut tenir ses promesses de gloire mondiale très longtemps. L’écrivain s’est condamné à graviter dans l’orbite des hommes et des femmes riches et célèbres. Sur son site de podcasts où il s’entretient avec Marilyn Manson, Quentin Tarantino, Gus Van Sant, Peaches, Anne Heche, Paul Schrader et tant d’autres, et auquel on peut s’abonner moyennant quelques frais, sur son compte Twitter qui le maintient raisonnablement présent dans le monde médiatique en lançant un Top Ten de l’année ou une attaque contre les écrivains Salinger et David Foster Wallace ou encore en crachant sur les actrices comme Kristen Dunst, Bret Easton Ellis tente de prolonger son œuvre par le biais d’autres médias ou tout simplement de garder sa place dans le monde des stars. Le titre de son dernier livre, White, pour lequel il fait une tournée très savamment pensée est une provocation, presque une gifle à un nouvel espace américain et planétaire qui remet en cause l’ordre mondial blanc. Bien sûr, Ellis peut me déclarer que White fait référence au livre de sa muse, Joan Didion, The White Album, lui aussi un essai autobiographique très critique de son époque, mais comment ne pas entendre à travers ce titre presque violent dans le contexte actuel trumpiste un désir de mettre le feu aux poudres et de jouer sur la polémique?

À cela l’écrivain répond, apparemment candide, qu’il ne cherche pas la bagarre mais bien la discussion. Il militerait pour la liberté d’expression qui se serait dégradée en Amérique, pour le droit à avoir une opinion divergente dans une société où la gauche dominante pousserait les hauts cris dès que quelqu’un n’épouse pas son idéologie. Ellis insiste sur le droit à être authentique dans une société qui nous demande des paroles toujours politiques, même dans le domaine de l’art. Il n’aurait, selon ses dires, jamais voulu être rebelle, controversé, « il n’est que lui-même ». C’est ce qu’il affirme à qui veut l’entendre et même à moi qui préférerais pouvoir entendre autre chose que ces inepties… Si je peux le suivre dans beaucoup de ses pensées et aimer en lui l’homme ruant dans les brancards de la gauche qui l’a pourtant porté aux nues jadis, ses déclarations sur l’expression de soi me semblent presque simplettes. Quand un écrivain aussi brillant a passé sa vie à montrer dans ses romans que l’identité est quelque chose de sans cesse adaptable aux circonstances, un produit de consommation, et que l’on ne porte comme Patrick Bateman que des masques, comment peut-on en arriver à un discours sur l’authenticité de l’expression de soi sans rougir? Ce plaidoyer pour un moi vrai que fait Bret Easton Ellis ne sied pas à quelqu’un qui à travers American Psycho m’a appris à voir que dans le monde capitaliste la vérité n’existe pas. Elle s’achète, se porte comme un costume Armani ou un pantalon Adidas.

Entre Gloria Swanson en Norma Desmond et Kanye West en wannabe Trump ou encore en mégalomane, candidat en campagne pour une future présidence des États-Unis, le cœur de Bret Easton Ellis ne balance pas. Il choisit Kanye. Moi, je préfère Norma…

Au bout de quarante-cinq minutes d’entrevue, malgré mon intérêt trouble pour la belle voix de Bret, j’avais l’impression d’avoir fait le tour du personnage. Je savais que je n’aurais rien d’autre que ce discours autoritaire, très bien joué sur l’Amérique mais que je peux retrouver dans White en beaucoup mieux.

De ma rencontre avec Bret, il n’y a pas de quoi faire un livre. Nous pourrions plutôt imaginer une petite série un peu moche où je finirais par devenir une starlette de bas étage, en m’acoquinant avec ce géant de la littérature. Certains ont même imaginé tuer des stars pour devenir célèbres. C’est le cas, paraît-il, de l’assassin de John Lennon. Mais moi qui ai lu et relu American Psycho, je n’ai aucune envie de supprimer le grand Bret : lorsque Patrick Bateman avoue avoir tué de nombreuses personnes, tout le monde s’en moque… ou presque. Les grands criminels de ce monde ne vont pas en prison. Ils deviennent simplement maires de New York ou encore présidents des États-Unis. Comme dans les livres de Bret Easton Ellis.

L’Amérique, à l’instar de son écrivain, sera crépusculaire ou ne sera pas. Et le crépuscule, même s’il peut être magnifique, restera ici so white

Catherine Mavrikakis
Professeure en littérature à l’Université de Montréal et auteure de romans et d’essais, Catherine Mavrikakis échafaude une oeuvre remarquée et remarquable. Elle a notamment publié chez Héliotrope Le ciel de Bay City, Les derniers jours de Smokey Nelson, La ballade d’Ali Baba, L’éternité en accéléré et Oscar de Profundis. Mystérieux et déstabilisant, son dernier roman, L’annexe, met en scène une espionne, Anna, qui visite souvent l’annexe où a vécu Anne Frank lorsqu’elle n’est pas en mission. Lors d’une de ses visites, elle réalise qu’elle est suivie et donc possiblement en danger. Pour sa protection, on l’envoie dans une maison, une sorte d’annexe secrète où elle vit avec d’étranges personnages. Mais elle continue de pressentir le danger et se méfie de tout le monde. Cette oeuvre érudite fait abondamment écho à la littérature, évoquant de brillante façon des écrivains et des personnages qui se mêlent au récit. De sa rencontre avec Bret Easton Ellis, Catherine Mavrikakis insuffle juste ce qu’il faut de mystère et d’exagération pour qu’une histoire en découle. La fiction étant parfois beaucoup plus intéressante que la réalité… [AM]

Photo de Bret Easton Ellis : © Casey Nelson
Autres photos : © Catherine Mavrikakis
Photo de Catherine Mavrikakis : © Sandra Lachance

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