Carlos Ruiz Zafón: Odyssées gothiques

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Non, l'écrivain Carlos Ruìz Zafón n'est pas l'homme d'un seul roman. Six ans après l'engouement monstre autour de L'ombre du vent, lauréat du Prix des libraires du Québec 2005, et dix-huit mois après la parution du Jeu de l'ange, les lecteurs continuent de découvrir l'univers baroque de l'auteur espagnol, aujourd'hui installé à Los Angeles. Ses fidèles conviendront que le charme opère toujours dans Marina, dont la traduction française vient de paraître aux éditions Robert Laffont.

Il suffit de dire «L’ombre du vent», et les yeux de milliers de lecteurs s’illuminent. Pas surprenant, donc, que les éditeurs, francophones et étrangers s’acharnent aujourd’hui à traduire les précédents romans de l’auteur de 46 ans. À ce jour, trois romans de Zafón restent à traduire dans la langue de Molière. Marina, quatrième roman écrit par Zafón, fut quant à lui publié en Espagne en 1999, soit deux ans à peine avant son best-seller.

Dix ans plus tard, c’est un regard attendri que Zafón jette sur cette œuvre. «Il s’agit de ma dernière œuvre écrite pour la jeunesse, et c’est probablement la raison pour laquelle il s’agit de mon roman favori parmi tous ceux que j’ai écrits», mentionne le Barcelonais. Avec le recul, il considère que ce texte constitue un prologue à L’ombre du vent. Ainsi, on y retrouve les mêmes préoccupations, laissant une large place aux mystères, au mensonge, à la peur et, bien sûr, au romantisme: «J’essaie d’écrire sur des aspects que nous rencontrons dans nos propres vies. Le romantisme est un élément important dans cette histoire, car, au fond, il s’agit d’une histoire d’amour, d’amitié, de pertes.»

Deux éditions seront lancées simultanément en français, soit une destinée aux jeunes (Pocket jeunesse) et l’autre aux adultes (Robert Laffont). Un seul et même texte, mais deux couvertures, respectivement adaptées au public visé: «Quand on parle de lecture, il y a moins de différences entre les deux publics que ce que l’on pourrait croire. Intellectuellement, les jeunes passionnés par la lecture sont aussi réceptifs, sinon plus, que certains adultes. L’âge ou la maturité intellectuelle ne correspond pas toujours à l’âge physique, et l’on trouve parfois des jeunes beaucoup plus réfléchis que des adultes qui se complaisent en pensant à eux-mêmes comme à de grands intellectuels.» Bref, même si, au départ, Marina a été publié comme un livre jeunesse, il vise un large public, et Robert Laffont l’a bien senti: «J’écris d’abord et avant tout pour les personnes qui aiment lire, sans tenir compte de leur âge ou de leur condition.»

Tribulations baroques
Au cœur du récit de Marina, se trouvent deux adolescents de 15 ans, Óscar et Marina. Le premier se morfond dans un internat et, parfois, il s’esquive pour errer dans les avenues de Barcelone. Puis, viendra sa rencontre avec Marina, jeune femme pleine d’audace et d’esprit, fille d’un artiste talentueux incapable de peindre depuis le décès de sa femme, une cantatrice célèbre. Entre les deux adolescents, l’amour naîtra. Ensemble, ils s’élanceront dans les coulisses de la ville. «L’adolescence est une source d’inspiration pour moi, puisqu’elle représente un contexte émotionnel très complexe et enrichissant, un moment de l’existence où tout est possible, où la magie de l’enfance ne s’est pas encore évanouie», explique l’auteur, qui admet du même souffle ne pas avoir connu une jeunesse et une adolescence particulièrement heureuses.

Avec le talent qu’on lui connaît, l’écrivain nous immerge complètement dans sa ville natale, Barcelone. On se perd dans les ruelles sombres, on observe la vieille gare de trains, on sent l’odeur du pain sucré, on navigue entre les bandes de pigeons. Cette invitation au cœur de la cité de Gaudí, Zafón l’avait aussi faite dans L’ombre du vent et Le jeu de l’ange: «C’est la ville qui m’a vu naître et où je me suis créé. Je crois qu’on essaie toujours d’explorer et de comprendre nos racines.» Il n’en démord cependant pas: l’objectif est de demeurer le plus universel possible. «Marina est une histoire qui pourrait se dérouler à Barcelone, à Paris, à Londres ou à Québec, insiste-t-il. C’est d’abord et avant tout une histoire de personnages, non pas celle d’un pays ou d’un moment déterminé.» Malgré cet avertissement, on se plaît tout de même à reconnaître le Barcelone des années 1970.

À l’instar de ses autres écrits, l’histoire de Marina est imprégnée d’une atmosphère gothique très prenante. De façon récurrente, on s’aventure dans des cimetières ou dans d’autres lieux obscurs et abandonnés, suivant les tribulations de nos deux jeunes protagonistes. Ces derniers se retrouveront, poussés par leur curiosité, devant les fantômes d’une sombre tragédie vieille de plusieurs décennies. Puisqu’en effet, Marina explore en profondeur le thème de la mort. Tout au long du roman, Zafón transporte ses lecteurs dans des univers romanesques où «l’intrigue ne constitue pas une fin en soi, mais un mécanisme pour développer différents thèmes». Ici, on touche ainsi au deuil et à la perte, mais également à la vengeance, au mystère et à la folie.

Un des lieux phares créés par Zafón et dont l’enchantement se répercute dans plusieurs de ses œuvres, est sans contredit ce fameux cimetière des livres oubliés. Toutefois, dans Marina, e référence à celui-ci. Serait-ce parce que l’enfance dans laquelle évoluent les personnages ne fait pas encore écho à cette «allégorie sur la mémoire, sur la perte des idées, de la pensée, de l’identité, [cette] métaphore […] des livres oubliés, mais aussi des idées oubliées, de tout ce que nous oublions délibérément et qui nous rend humains», comme le décrit si bien le créateur de ce lieu mythique?

Même si, dans une société complètement submergée par la technologie et le matéria­lisme, la place de la littérature peut être remise en question, Carlos Ruíz Zafón demeure optimiste: «Je ne crois pas que les êtres humains d’aujourd’hui sont plus matérialistes que par le passé. La nature humaine ne change pas, c’est seulement la technologie qui évolue et qui affecte le mode de distribution et de partage de l’information et de la culture. Le besoin pour les histoires, les idées et le langage fera toujours partie de l’Homme. Tant qu’il y aura un humain qui pense et qui ressent, la littérature et les livres existeront, et ce, peu importe leur format.»

Le grand amateur de John le Carré et de Joyce Carol Oates – les deux plus grands auteurs vivants, selon lui – insiste sur l’importance de la littérature: «Le pouvoir du livre, c’est le pouvoir de la pensée, de l’intelligence, de l’imagination, du langage et du développement de notre propre identité. […] La littérature nous illumine, nous divertit, nous permet de vivre mieux, nous fait côtoyer la beauté et l’intelligence.»

En tant que bon lecteur, Zafón a également une opinion sur le rôle des librairies. «Les libraires sont les grands conseillers de la lecture. Souvent, un bon libraire est le meilleur ami que peut avoir un livre», déclare-t-il. Il n’en tient donc plus qu’à vous d’aller faire un tour chez le vôtre, en espérant qu’il soit aussi sage que ceux qu’on retrouve dans les différents récits de ce grand
auteur castillan!

Bibliographie :
Marina, Robert Laffont, 306 p. | 27,95$
Marina, Pocket Jeunesse, 336 p. | 27,95$

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