Nicolas Lévesque : L’inédit et l’héritier

85
Publicité

Nicolas Lévesque est psychanalyste, éditeur et écrivain, et, depuis une décennie, il construit une pensée vivifiante pour ceux qui cherchent à comprendre notre société. Avec sa voix impressionniste et son érudition manifeste, celui qui dirige maintenant le groupe Nota Bene ajoute avec Je sais trop bien ne pas exister un chapitre à une œuvre déjà inspirante.

D’emblée, vous dites que vous aviez décidé d’arrêter d’écrire. Puis, ce livre. Pourquoi? Quel fut l’élément déclencheur?
J’étais en paix avec l’idée que l’écrivain devienne éditeur. Et puis, surprise! le travail d’édition m’a poussé à écrire… Comme quoi il n’est pas si facile de tuer un écrivain. J’ai été inspiré par ce deuil de la plume, j’y ai vu notamment deux possibilités : soit je suis comme mon peuple un foutu masochiste, soit je suis comme mon peuple un être naissant, en voie de disparition/d’apparition, chez moi à la frontière de l’effacement, chez moi dans ce perpétuel dernier bye bye. J’ai été fasciné par tout ce qui se fait tous les jours de manière non narcissique, sans être vu, ni reconnu. Comme ce psy que je suis. Comme ces mères et ces pères d’aujourd’hui qui se donnent à leurs enfants en s’effaçant, en disparaissant. Le socle de notre monde est fait de ce travail invisible. Mais il nous faut, malgré tout, des représentations, des représentants. Paradoxe fertile, s’il en est.

Par ailleurs, je crois que la disparition d’une de mes patientes a été un élément déclencheur de ce livre qui porte également sur l’autodestruction (individuelle, collective). Et sur l’impuissance (individuelle, collective). Le deuil, chez moi, fait couler l’encre. Je suis une pleureuse.

Ce titre lance la collection « Proses de combat » chez Varia. En quoi cet ouvrage sera-t-il un ambassadeur de cette collection en devenir?
Le mot « prose » est important en ce qu’il échappe aux genres officiels. Il n’est pas au pluriel pour rien. On oppose souvent le masculin et le féminin, le théorique et le sensible, le collectif et l’intime, l’écriture de création aux discours idéologiques. Je voulais avec cet essai « ambassadeur » mêler les cartes, marier les contraires, incarner l’hybride. Lancer un message dès le départ, ouvrir un espace éditorial sous le signe de la pluralité, de l’ouverture, car même si ces proses de combat seront souvent situées à gauche, souverainistes, féministes ou écologistes, elles résisteront à l’esprit d’école et aux guerres de clochers dont les sciences humaines et sociales ont tant de mal à se remettre. D’autres proses sont possibles.

Vous butinez entre différentes idées, différentes approches pour réfléchir sur votre collectivité et lui imaginer un futur meilleur. Comment percevez-vous le Québec d’aujourd’hui? 
Je suis une abeille. Nous sommes des abeilles. Importance de butiner. Importance de la ruche. Ces deux conditions nécessaires de la solitude et de la communauté, du dehors et du dedans, de l’international et du chez soi, c’est ce qu’il faudra être capable d’articuler politiquement au XXIe siècle. On n’entend actuellement que des discours qui se campent d’un bord ou de l’autre. La fuite maniaque en avant ou le rétroviseur mélancolique, le déni de soi ou le repli sur soi. Je vois le Québec comme un être qui a de la difficulté à sortir des fausses oppositions, à s’incarner souverainement, par-delà les catégories, la pensée préfabriquée. Je vois un Québec parvenu, sorti de la misère, mais encore trop impressionné par le pouvoir (de l’argent, de la notoriété, de la petite reconnaissance). J’ai essayé de le coucher sur le divan, par écrit. De l’ouvrir à l’infini de son désir…

Je perçois le Québec réel dans sa pluralité, comme un être complexe, métissé. Auquel il ne manque qu’une enveloppe politique. Un passeport. Une signature. Ce qui n’est pas rien. Toutes les couches qui nous composent ont leur raison d’être. Ceux qui réduisent le Québec à une seule de ses dimensions (l’économie, l’identité, la langue, etc.) se trompent nécessairement et le populisme carbure à ce mensonge. Ce pays à venir, comme chacun de nous, a besoin d’exister à plusieurs niveaux en même temps. L’aspect joyeusement (dangereusement) digressif de mon livre tente de faire écho à cette boule disco que nous sommes – ce qui ne va pas sans me rappeler cette phrase incroyable de René Char, citée par Maurice Blanchot et ici citée par moi, ti-poil, ti-coq, ti-auteur d’ici et maintenant : « Dans l’éclatement de l’univers que nous éprouvons, prodige! les morceaux qui s’abattent sont vivants. » Tout est là. La postmodernité, sa fin, le retour au réel, au sacré, au vivant. Les fragments ne sont pas une simple posture, une sorte de préciosité, ils sont explosion, respiration, libération d’un nouvel espoir.

Comme écrivain, qui sont vos modèles, vos inspirations?
Je suis le fils de mon père philosophe [Claude Lévesque], ami autant de Derrida, de Bataille, de Lacan que des poètes d’ici (Brault, Ouellette). Je n’ai pas honte de dire que je suis aussi un des fils de VLB. C’est mon père sale, si l’on veut, mon père honteux, qui n’a pas peur de se salir les mains et les mots. Il a été cet électron libre qui a fait exploser les genres, les frontières entre l’ici et l’ailleurs, la petite et la grande culture, la petite et la grande écriture. C’est Melville et Ferron en même temps. C’est Joyce et Ducharme, dans la même phrase. C’est Nietzsche, Foucault, Barthes, mais aussi bien cette femme inconnue, cet homme du village, ces animaux avec qui il partage son quotidien, cette table de pommier sur laquelle il a écrit de grands/petits essais sans genre, transgenre.

Je suis aussi le fils d’Hubert Aquin, de Catherine Mavrikakis, d’Yvon Rivard, de Jean-Bertrand Pontalis, de Montaigne, de Rousseau, d’Héraclite, pour ne nommer que ceux-là. Ils ont tous trouvé le moyen de donner aux idées un corps, aux fonds une forme, tel que l’explique mieux que moi cette phrase superbe d’Empédocle : « L’intelligence se nourrit dans les flots du sang bouillonnant. C’est principalement de là que vient ce qu’on appelle la pensée humaine; car le sang qui afflue autour du cœur est proprement la pensée. » Je suis aussi le fils de personne. Le père de personne. Ce qui ne m’empêche pas d’être le père de mes deux enfants et, en quelque sorte, le père de mes patients, de mes auteurs que j’accompagne. Être à la fois l’enfant et l’adulte, l’inédit et l’héritier, n’est-ce pas, pour chacun de nous et pour chaque peuple, la plus haute tâche, aussi impossible que nécessaire?

Photo : © Vicky McDermmott

Publicité