Martine Delvaux : Des filles à la chaîne

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La romancière et essayiste Martine Delvaux publiait en novembre dernier Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot. De poupées à femmes réelles, d’icônes à soldates, Delvaux pense le féminin par la sérialité. Une pour toutes, toutes pour une?

La plupart des histoires qui font rêver les jeunes filles débutent par « Il était une fois… » Cependant, ce leitmotiv des contes de fées est un leurre pour Martine Delvaux : « Toutes les petites filles, toutes les princesses de contes de fées, écrit-elle, sont, à un moment ou à un autre, des victimes. Le “il était une fois” est un mensonge : ce que ces mots disent, au fond, c’est “il était une fois et il y en aura d’autres, infiniment, jusqu’à la fin des temps”. »

En quelque 225 pages, Delvaux analyse le motif des « filles en série », depuis les cariatides, ces statues de femme, aux Pussy Riot (groupe de punk rock féministe russe qui dérange par ses propos), en passant par Thelma et Louise ou les Tiller Girls. Chacun des dix-huit chapitres s’ancre dans une thématique propre à la sérialité féminine. Qu’elles soient « Tableaux vivants », « Marginales » ou « Natures mortes », les filles de Delvaux sont fortes et fragiles à la fois. L’auteure traque surtout les répercussions de ces séries sur l’image de la femme en utilisant la culture populaire, notamment le cinéma et la télévision, mais aussi la littérature, pour mieux cerner et faire vaciller celles qu’elle met en scène.

Cette idée de sérialité proposée par l’auteure vient du désir de mettre ces figures féminines côte à côte pour mieux les interroger : « Les filles que j’ai rassemblées, c’est la pointe de l’iceberg. Quand on se met à les voir, on se rend compte qu’elles sont partout. » Lorsqu’on met en parallèle Barbie, les filles de Kadhafi, les showgirls ou les Playboy Bunnies, « ça en dit long sur la place des femmes en société, et ça en dit encore plus long sur ce que l’on fait subir aux femmes », explique cette professeure de littérature à l’UQAM.

C’est que le motif des filles en série est un prétexte parfait pour réfléchir le féminin à travers le temps. « À l’intérieur de chaque femme, il n’y a pas un homme ou des hommes; il y a des femmes, et encore mieux : des filles », écrit Delvaux. Mais qui sont ces filles? Et comment font-elles sens « ensemble »?

Girl power
« Les filles en série sont ces jumelles dont les mouvements s’agencent parfaitement, écrit Delvaux, qui bougent en harmonie les unes au côté des autres, qui ne se distinguent les unes des autres que par le détail d’un vêtement, des chaussures, d’une teinte de cheveux ou de peau, par des courbes légèrement dissemblables… Filles-machines, filles-images, fillesspectacles, filles-marchandises, filles-ornements… elles sont l’illusion de la perfection. »

Sur la page couverture, trois Barbie blondes et souriantes. « J’ai décidé de parler de Barbie, parce que justement, elle est partout. Ce qui m’intéressait, ce n’est pas seulement la poupée, mais son histoire et sa filiation au nazisme et à l’Allemagne », explique l’auteure. Eh oui, Barbie s’est déjà appelée Lili, et a été une pin-up aryenne avant de devenir une adolescente américaine.

Entre la poupée la plus vendue au monde et des filles réelles, il n’y a qu’un pas. Un chapitre entier est consacré à Marilyn Monroe et à l’écrivaine Nelly Arcan. « Nelly Arcan comme Marilyn Monroe étaient des filles toujours sur la corde raide, qui pouvaient basculer et qui ont basculé. C’est tellement périlleux comme position de dire : “Je vais me mettre en péril pour vous montrer ce que vous faites aux femmes en société.” » Sous forme d’hommage à l’auteure de Putain disparue en 2009, ce chapitre est l’un des plus forts de l’ouvrage. La sérialité s’efface au profit de la singularité, pour laisser paraître toute la fragilité de ces filles.

Dédié aux « filles de la grève », celle de 2012, Les filles en série tisse aussi le parcours d’autres combattantes, notamment les Femen. Ayant défendu sur la place publique leur passage à l’Assemblée nationale, le 1er octobre dernier, l’auteure les inclut dans sa série : « Les Femen dérangent, dit-elle, mais c’est elles qui sont brutalisées. Il y a toute une marge entre les soldats habillés avec leur armure et ces soldates torse nu, parées seulement de leurs signes de féminité ultime. » Il ne faut pas rejeter du revers de la main leur geste, croit Delvaux, car il est empreint d’abord de courage.

Traversé d’anecdotes, l’ouvrage se lit comme un roman : « Je voulais que ce soit ma voix, pas une voix abstraite, anonyme. Un “je” féministe ancré dans sa société », raconte Mme Delvaux. Il y a une réelle progression, une toile qui se tisse par la sérialité; et même si « c’est un essai au sens propre », ajoute-t-elle, c’est aussi une histoire parce qu’en se mettant en scène, l’auteure se compromet, comme toutes les femmes qu’elle fait surgir : « Ces filles, je suis comme elles. Moi aussi, je fais partie de la série », écrit-elle dans l’introduction.

Les filles en série permet de sortir des images toutes faites des filles-objets, en se jouant des codes mêmes de cette sérialité. « Ce livre-là est un livre pour penser, conclut Martine Delvaux. J’avais envie de dire : “Voyez toutes ses images de femmes, qu’est-ce qu’on fait maintenant avec elles?” » Vous ne lirez plus jamais une histoire de princesses de la même façon.

Crédit photo : © Remue-ménage

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