Elizabeth Abbott : Tristes amours

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Il y a la grande histoire, celle d'une poignée d'individus qui dirigent des États ou des entreprises, qui parle de pouvoir ou d'argent ; il y a la petite histoire, celle de milliards d'hommes et de femmes qui s'aiment, se jalousent, qui parle d'infidélité ou de chasteté. Depuis quelques décennies, cette petite Histoire est prise très au sérieux par les chercheurs. Elizabeth Abbott, une universitaire canadienne-anglaise, en fait même une véritable passion.

Révélée avec Histoire universelle de la chasteté et du célibat, son précédent essai, l’auteure commente d’abord son œuvre, ainsi que l’origine de cet intérêt pour l’étude des relations humaines : « Elle puise à plusieurs sources, dans ma vie intime un peu compliquée, celle de mes parents et amis, et d’autres existences que nous ont révélées des biographies ou des romans. [Cette passion] puise aussi dans la conviction que ces relations sont au cœur de toutes les structures sociales, les cultures et les religions. Bref, le rapport aux autres est un besoin et un désir humain fondamental.», explique la chercheuse ontarienne.

Longtemps perçues comme des femmes entretenues à la morale douteuse, les maîtresses suscitent encore un certain dédain. S’agit-il d’une œuvre de réhabilitation ? « Je n’ai pas conçu Une histoire des maîtresses comme un instrument de jugement, mais comme une étude approfondie de la manière dont, peu importe l’époque ou le lieu, les femmes ont vécu le statut de concubine ou, par la suite, celui de maîtresse, déclare Abbott. Mais parce que tant de femmes ont été forcées, souvent par leur caste ou leur statut social, à entretenir des rapports avec des hommes déjà mariés, il est difficile de ne pas éprouver de la compassion pour elles. »

De la genèse des maîtresses

Les maîtresses naquirent avec la coutume des mariages arrangés. Elles permirent à l’homme marié de connaître l’amour romantique, mais pas la femme, victime d’une double norme, d’une loi quasi universelle, qui juge plus sévèrement l’adultère de l’épouse que celui du mari. Selon Abbott, « cette double norme reflétait une crainte de la sexualité féminine, qu’on dépeignait volontiers comme insatiable, et de la nature supposée faible des femmes, qui les poussait à séduire les hommes. Obliger les femmes à la fidélité, ou du moins tenter de le faire, était un moyen de garantir la paternité des enfants et l’obéissance de l’épouse. »

Les concubines furent présentes très tôt dans l’Histoire. La Bible, dès la Genèse, en nomme une : Hagar, servante d’Abraham. Elles seront des millions en Orient, où, jusqu’au XXe siècle, le concubinage demeure institutionnalisé. Cette pratique témoigne « du statut des femmes, si bas qu’il n’était pas nécessaire de recourir à l’hypocrisie. On acceptait les concubines comme une option de l’institution du mariage, et les épouses n’avaient d’autre choix que d’accepter ces autres femmes. Le seul avantage réel des concubines sur les maîtresses était la légitimation possible des enfants qu’elles mettaient au monde, alors que ceux des maîtresses étaient presque toujours considérés comme des bâtards. » Effectivement, l’Occident, à l’exception de quelques cours royales aux XVIIe et XVIIIe siècles, fera preuve de beaucoup d’hypocrisie face à l’existence des concubines et maîtresses. À cet égard, le catholicisme doit être jugé sévèrement. D’autant plus que malgré l’attitude coercitive du Vatican, on estimait, en 1995, que plus d’un prêtre sur trois aurait eu une maîtresse. Il est aussi ironique de découvrir que deux maîtresses papales, Theodora et Mazorie, contrôlèrent le pouvoir à Rome au cours du Xe siècle.

Portraits de femmes

Une histoire des maîtresses est un ouvrage fort bien documenté aux sources très fiables, qui a exigé quatre ans de labeur. « La recherche et l’écriture me prennent tant de temps que j’ai quitté mon poste à l’Université de Toronto pour m’y consacrer entièrement », explique Elizabeth Abbott. Et quel résultat ! Un essai de plus de 600 pages qui n’a rien de rebutant grâce, en grande partie, à ce choix juste de personnaliser chaque sujet : « Je voulais brosser le portrait intime de femmes emblématiques, que chacune d’entre elles ait un nom, un visage, une personnalité, un contexte historique, des choix, des décisions, des conséquences, de sorte que mon Histoire ait un visage humain. » L’ouvrage propose plus de 80 portraits de femmes célèbres ou anonymes, gloires littéraires ou servantes, en 13 chapitres ayant chacun leur thématique propre. L’essayiste avoue avoir un penchant pour les relations entre le grand Voltaire et Émilie de Châtelet : « Elle a entretenu avec lui un rapport intellectuel qui satisfaisait sa nature créatrice et scientifique, et il s’est toujours montré respectueux envers elle. » Par ailleurs, elle a apprécié les liens, très particuliers, unissant l’esclave Phibbah et le contremaître Thomas Thistlewood dans une plantation jamaïcaine du XVIIIe siècle : « Ils partageaient confidences et problèmes (…) Thistlewood s’est mis à traiter Phibbah davantage comme une épouse que comme une maîtresse, en dépit des lois qui interdisaient le mariage entre un Blanc et une esclave. »

Des aléas de l’amour

Une constante : qu’elle soit une déportée d’Auschwitz ou une star d’Hollywood, il y a peu de happy ends pour une maîtresse. Elle vit une histoire d’amour, certes, mais elle est marquée par l’insécurité, la dépendance, quand ce n’est pas la brutalité. Elle doit subir les mesquineries de l’autre femme, l’épouse trompée, bien que ce ne soit pas la norme, nous avertit l’auteure : « Nous ne devons jamais oublier que l’idée de l’amour romantique comme fondation du mariage est relativement neuve, et que les épouses dont les unions avaient été arrangées ne concevaient pas forcément les liaisons extraconjugales de leurs époux comme des trahisons abominables. » Le mariage avec l’amant est une exception. L’abandon, ou plus souvent le décès de l’homme aimé, voilà le dénouement commun : la maîtresse, sans statut légal, n’a droit à aucun soutien. Elle n’est rien.

Avec la révolution féministe des années 60 et 70, et la disparition, dans les sociétés occidentales, des mariages arrangés, l’institution des maîtresses a-t-elle encore un avenir ?  « Un avenir, sans doute, mais pas forcément beau ! Des femmes libérées s’éprennent encore d’hommes mariés qui ne peuvent ou ne veulent pas divorcer. Elles se sentent frustrées et coupables de trahir une autre femme. Mais on trouve encore des maîtresses à l’ancienne, des femmes entretenues, aux bras et dans le lit d’hommes riches et puissants qui les exhibent comme des trophées. Au fur et à mesure que l’institution du mariage évoluera, les maîtresses feront de même. Fait à remarquer : au moment où la Chine est devenue communiste, le concubinage fut aboli, mais il n’est pas rare que les bonzes riches et puissants du régime s’offrent encore des maîtresses. »

Quoi qu’il en soit, les récits de ces « commodités », comme désignaient les gouverneurs de la Baie d’Hudson leurs maîtresses indigènes au XIXe siècle, avec leur précarité, le manque de respect, l’absence de droits et, à quelques exceptions, la tristesse, nous les rendent plus sympathiques. Il ne nous reste plus qu’à attendre le prochain essai de l’historienne ontarienne qui portera, conclusion logique, sur l’histoire du mariage.

Bibliographie :
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