Denis Vaugeois: La conquête à hauteur d’hommes

20
Publicité

Denis Vaugeois et Gaston Deschênes réexaminent par la lorgnette du vécu et du quotidien la guerre de Sept Ans dans Vivre la Conquête, ouvrage collectif retraçant le parcours individuel de plus de vingt-cinq hommes et femmes ordinaires. Parce que l’histoire n’est jamais aussi passionnante que lorsqu’on la raconte.

« On est pris entre deux grandes écoles, explique Denis Vaugeois. La première considère que la Conquête a été un drame, une catastrophe. La deuxième pense qu’au fond, on s’en est bien sorti. Certains vont même jusqu’à parler de bienfait providentiel. Entre ces deux extrêmes, je me suis dit qu’il devait bien y avoir un peu de vérité. »

Cette vérité, l’historien et son collaborateur Gaston Deschênes l’ont traquée, sans ambitionner de trancher le débat, en fouillant « plus de vingt-cinq parcours individuels » d’hommes et de femmes ordinaires. Le résultat : Vivre la conquête, un ouvrage collectif qui retrace le destin de forgeron, de prêtre, de traiteur, d’aubergiste, de missionnaire jésuite, d’orfèvre, de courtisane, de religieuse ou de sulpicien ayant vécu avant, pendant ou après la guerre de Sept Ans (1756-1763). Plus de vingt-cinq récits qui tissent, à même le quotidien, le vécu et l’intime, une courtepointe lourde d’anecdotes colorées et d’événements tragiques au creux de laquelle se profile une nouvelle histoire – une histoire humaine, à hauteur d’homme – de la Conquête britannique de la Nouvelle-France. « Claude Lévi-Strauss disait quelque part : “Nous voilà partagés entre deux tendances en histoire : l’histoire événementielle, qui nous apprend beaucoup et nous explique peu, et l’histoire sociale, qui nous explique beaucoup et nous apprend peu”. Je voulais que Vivre la conquête nous apprenne beaucoup et explique un peu, sans avoir la prétention de tout expliquer », se rappelle Vaugeois, qui a demandé à ses nombreux collaborateurs de raconter l’histoire comme on raconte des histoires. Vivre la conquête fait ainsi la preuve que la rigueur scientifique n’exclut pas une certaine liberté de ton (par exemple, l’émouvant texte signé par le poète acadien Serge Patrice Thibodeau).

Vivre la conquête, c’est, dans la plupart des cas, survivre à la conquête, constate-t-on en faisant la connaissance de ces personnages qui, dans la tempête, se tiennent droit comme des statues, traversant tête baissée les pires calamités avec une inébranlable foi en l’avenir. Des personnages comme Madeleine Doucet (dont le professeur émérite à l’Université Laval Jacques Mathieu trace le portrait), qui fuira la déportation des Acadiens et « veillera sur des enfants provenant de neuf unions » (!), avant de tirer sa révérence après une vie plus que bien remplie au vénérable âge de 84 ans. Denis Vaugeois croit-il, comme le prétendent certains historiens aux inclinaisons nationalistes, que cette résilience définit l’identité canadienne-française? « Je pense que c’est propre à l’humain en général, précise-t-il. Mais il suffit de revoir l’épisode acadien, par exemple, pour comprendre à quel point ces gens-là étaient courageux. Des 11 000 ou 12 000 Acadiens, il y en a au moins 10 000 qui se réfugient dans les bois pour se ramasser dans la province de Québec ou qui sont dispersés aux quatre coins de la planète, où ils ne sont pas les bienvenus. Eh bien! les sapristi d’Acadiens, ils sont encore là, aujourd’hui! Ils sont revenus en Acadie les uns après les autres! »

 

Rompre le silence

Vivre la conquête (et non pas Vive la conquête!) rompt le silence imposé par les conservateurs autour du 250e anniversaire du traité de Paris (qui scelle la fin de la guerre de Sept Ans). « C’est du Harper tout craché, ça! », rigole l’ancien ministre du gouvernement de René Lévesque, en rappelant que le premier ministre canadien a préféré sortir des limbes de l’histoire, à grand renfort de reconstitutions et de commémorations, la très mineure guerre de 1812. « Ça n’a pas pogné, cette affaire-là, mais dans son scénario à lui, ça faisait du sens. C’est clair qu’ils ont eu peur de 1763. Ils ont eu peur de réveiller le Québec. En 1995, les fédéraux n’avaient pas vu venir le référendum. Ça a été l’effroi total, et ils se sont dit : “Jamais plus on ne va se faire attraper comme ça.” Ils ont ensuite créé autour du Conseil privé de la Reine un groupe de veille afin d’essayer de prévoir tous les événements pouvant déclencher quelque chose. 1763, c’est la naissance du Canada anglais, mais Harper a fait le calcul que ça pourrait rappeler des faits qui, possiblement, chatouilleront un sentiment nationaliste chez les Québécois. »

Il ne faudrait pas compter sur le système québécois d’éducation, qui a repoussé aux marges des cours d’histoire au secondaire les faits de la Conquête (et l’histoire nationale en général), pour pallier le silence stratégique d’Ottawa. « Les programmes ne sont plus alignés sur l’histoire ou la géographie », regrette le fondateur des éditions du Septentrion, tout en soulignant au détour que le baccalauréat en enseignement de l’histoire au secondaire privilégie malheureusement la psychopédagogie au détriment de l’histoire. « On fait maintenant au secondaire de l’éducation à la citoyenneté, qui demande aux élèves de réfléchir à l’aide de la méthode historique à des questions sociales : le traitement fait aux aînés, l’immigration, etc. Ça ne laisse plus beaucoup place pour un cours intensif sur la Conquête! »

« Un bon cours d’histoire, c’est ce qui est le plus apte à former un citoyen, il ne faut pas faire l’inverse, insiste-t-il. Faire l’inverse, c’est faire de la morale. Un bon étudiant d’histoire, c’est quelqu’un qui, en terminant ses études, est en maudit. Il prend le journal et il critique le journal, il écoute un discours politique et il critique le discours. Il peut voir ce qui se cache derrière l’annone officielle. C’est quelqu’un à qui on ne passe pas n’importe quoi. »

 

Vaugeois et le prix unique

Principal artisan, en tant que ministre de la Culture, de la loi-cadre sur le livre de 1980, Denis Vaugeois prenait en août dernier la parole lors des travaux de la commission parlementaire sur le prix unique du livre. Un passage chaudement applaudi par le milieu littéraire.

Que retient cet incorrigible amoureux du livre de ce grand brassage d’idées? « Je n’ai jamais vécu un tel consensus. Pourtant, c’est un milieu où on se dispute assez facilement d’habitude. Que la SODEQ, les éditeurs, les distributeurs, les libraires, les bibliothécaires, les écrivains francophones comme anglophones et des économistes très sérieux se prononcent tous ensemble très clairement pour le prix unique, c’est du jamais vu. Ceux qui étaient venus faire les comiques, comme l’Institut économique de Montréal, ont rapidement été déculottés. »

Publicité