Aline Apostolska : Son Languirand

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L’écrivaine Aline Apostolska trace dans Le cinquième chemin un portrait personnel de Jacques Languirand à partir des longues conversations qu’elle a partagées avec le propriétaire des plus flamboyants sourcils au Québec.

Aline Apostolska le reconnaît d’emblée : Le cinquième chemin (De L’Homme), le livre sur Jacques Languirand qu’elle lançait en novembre, c’est son Languirand, comme avait dit Pierre Michon lorsqu’il a signé « son Rimbaud » avec Rimbaud le fils. Rédigée à partir des nombreuses conversations animées qu’elle a entretenues avec le communicateur et mythique animateur de Par quatre chemins à l’antenne de la radio de Radio-Canada, cette biographie en forme de portrait au long cours voit l’écrivaine confronter l’homme à ses propres contradictions avec la dure bienveillance de celle qui refuse que son sujet se dérobe. Zéro complaisance. « Je posais une question, il répondait, je reposais une question, on était d’accord, on n’était pas d’accord, on s’engueulait, on rigolait », se souvient-elle.

En restituant in extenso, au détour d’un chapitre, un extrait de leurs nombreux échanges, Aline Apostolska lève aussi le rideau sur l’antichambre de la rédaction d’une biographie, en pointe les rouages, et en chasse par le fait même l’odeur de naphtaline qui embaume souvent ce genre d’ouvrages. Le résultat, unique, conjugue la rigueur d’une biographie traditionnelle à la perspective à la fois intransigeante et chaleureuse d’un regard personnel sur un personnage énigmatique, qui a aimé, sa vie durant, revêtir des masques.

« Quand on écrit des portraits comme j’en ai écrit des centaines pour les journaux et les magazines, rappelle la journaliste et auteure, il arrive qu’un rédacteur en chef nous signale que c’est un peu trop littéraire. Ici, c’est vraiment mon écriture d’écrivaine [Aline Apostolska a remporté le Prix du Gouverneur général en 2012 pour le roman jeunesse Un été d’amour et de cendres], mais portée par le respect d’un travail journalistique rigoureux : je suis arrivée chez Jacques, j’ai ouvert mon micro, j’ai tout lu ce qu’il avait
écrit, tout ce qui avait été écrit sur lui, j’ai regardé des reportages, parlé avec toutes sortes de gens, puis j’ai tout mis ça ensemble. Ma manière de lier les événements, ma compréhension de ces événements, sont forcément les miennes, elles sont forcément subjectives. Je lis beaucoup de bios et celles où l’auteur n’assume pas une orientation, une vision, sont inutiles. Parce qu’une bio, ce n’est pas que des faits. La bio factuelle de Jacques Languirand, elle se trouve sur Internet. »

« Je veux tout dire »
Il s’en est fallu de peu pour que Le cinquième chemin n’existe pas. Atteint d’alzheimer, Jacques Languirand ne serait probablement plus en mesure aujourd’hui de se raconter avec autant de détails, en se livrant à autant d’introspection. Difficile, dans ce contexte, de ne pas lire Le cinquième chemin comme un testament, comme le livre de celui qui a voulu se révéler tel qu’en lui-même, une fois pour toutes, parce qu’il se savait déjà engagé sur le long fleuve de l’oubli. Languirand l’affirme lui-même, c’est la première phrase du prologue : « Je veux tout dire. »

« Ce livre, c’est le besoin vital d’un homme à la fin de sa vie et de sa carrière de se montrer dans sa complétude, peut-être pour la première fois, oui. Mais tout dire, ça signifie quoi? demande Apostolska. C’est le rêve absolu de l’être humain, mais il y a quelque chose de profondément ineffable là-dedans. Il fallait donc au moins tendre à aller au-delà du personnage, lui apporter des nuances, de la profondeur, ne pas apparaître monochrome. »

N’est-ce pas là à la fois la plus brillante réussite et le plus grand échec de Jacques Languirand, que d’avoir été « le plus grand personnage de son propre théâtre », comme le remarque Aline Apostolska?

« Ce qui nous rend magnifique nous rend turpide, toujours, pense l’auteure. Est-ce qu’on peut rester fidèle à ce qu’on voulait être? C’est une des grandes questions que soulève ce livre. Jacques Languirand part à 18 ans à Paris pour être comédien à la Comédie française, et ça restera sa grande douleur, sa grande tristesse, de ne pas avoir fait de grande carrière au théâtre, de ne pas avoir été reconnu comme dramaturge non plus. Pour survivre là-bas, il est devenu journaliste culturel et, déjà, l’actrice Suzanne Cloutier lui dit à l’époque que c’est une contradiction que d’être journaliste culturel et créateur soi-même, que, forcément, l’un va éliminer l’autre. Ce qui finira par lui donner la reconnaissance, c’est une émission de radio, Par quatre chemins, où il est en retrait, où il lit les livres des autres par centaines, les analyse et les présente à ses auditeurs. À partir de ce moment-là, toute sa création personnelle passe au deuxième plan. Est-ce qu’on peut être à la fois en train de regarder la création des autres, de l’assimiler et être
soi aussi créateur? Ça a été en contradiction toute sa vie. »

Pas une autoroute
Mais comment un homme qui se sera incarné d’aussi multiples façons aurait-il pu ne pas parfois entrer en contradiction avec lui-même? C’est ce qui frappe le plus dans Le cinquième chemin, comment Jacques Languirand, homme de théâtre et de radio, créateur touche-à-tout et lecteur avide, adepte des philosophies orientales comme de la fumette, homme profondément spirituel et profondément charnel, a creusé son propre sillon, envers et contre tous. Envers et contre l’époque aussi, souvent. Excusez le cliché : il n’y a pas deux Jacques Languirand.

« Je joue à plusieurs reprises dans le livre sur les différentes significations de l’expression “par quatre chemins”, souligne la biographe, comme “ne pas y aller par quatre chemins”, qui voudrait dire y aller par l’autoroute. En vérité, Jacques Languirand y est toujours allé par quatre chemins. Il est tout sauf une autoroute. Ce n’est pas intéressant, de toute façon, les autoroutes. Le cinquième chemin, c’est forcément un chemin de traverse. »

Crédit photo : © Mathieu Rivard

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