Adèle Lauzon: Faire son siècle…

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Elle a guinché avec Éluard, discuté avec le Che, argumenté avec Mohamed Boudiaf, résisté à la drague de Lévesque, bu avec Mingus. Elle a connu la fierté du communisme de l'après-guerre, la joie vive de la révolution cubaine, l'âpreté inhérente à l'indépendance algérienne, l'inconstance crasse du mouvement souverainiste québécois, et le blues de l'âme noire…

Adèle Lauzon, née à Montréal en 1931, a fait son siècle en ne s’engageant dans aucun parti, le cœur à gauche, la tête droite, un air de Bechet, un texte de Trotski, discrète bête de race du journalisme éclairé, au parcours fait de contacts plus que de contrats; ce grand métier qui fut le sien (qu’elle abandonna pour cause de dépression récurrente), et par lequel, comme elle me le dira, «plus on tient compte de la complexité du monde et des êtres, plus on se rapproche de la vérité.»

J’avais hâte de la revoir, l’Adèle au blanc sec que je croisais du temps de Québec-Presse (l’hebdomadaire plus à gauche que le PQ, 1970-75), petite femme fragile et intellectuelle de terrain (ses reportages sur l’Algérie des années 50-60 au MacLean, avant qu’il ne devienne L’Actualité, étaient des modèles de justesse), mélange de timidité, de bonté et d’intelligence, le contraire d’une Denise Bombardier. Je l’attendais au bistro de la Librairie Olivieri, elle arriva, ponctuelle, amicale, pétillante de l’œil, avec, pour que je le tâte, un exemplaire d’Une saison en enfer daté de 1946, livre usé par la vie, comme elle…

Elle revient donc, Adèle. Elle publie à 77 ans le récit limpide et touchant de sa vie professionnelle et de sa vie privée dans lequel elle a su mélanger l’histoire (d’un discours d’Henri Bourassa entendu enfant au Plateau à ceux de Castro, quand elle a 20 ans), la politique (la GRC la soupçonnait d’être un lien entre le FLN et le FLQ), le métier (aller à New York à ses frais pour interviewer en 1958 le chef de la délégation du gouvernement provisoire de la République algérienne à l’ONU), l’amour (celui qui se brisa avec le militant communiste et poète Michel Van Schendel, père de ses deux fils), la pauvreté et le plaisir, les lectures et les blessures, la maladie de l’âme, sans pour autant que l’on soit face à quelque exhibitionnisme que ce soit. Au contraire… Un livre franc. Dans lequel elle avoue qu’à 16 ans, avec ses deux découvertes majeures, Rimbaud et la Révolution française, elle devint «une femme très douce qui n’avait de respect que pour la violence». Je lui cite cet aveu, à la résonance dostoïevskienne. Elle avoue: «Mon fils m’a dit: « Cette phrase, c’est tout toi »».

La violence, lue et ressentie si jeune chez Dostoïevski (à 14 ans, la figure de Raskolnikov partageait sa vie intime), elle l’a rencontrée et reconnue dans le combat du Front de libération nationale algérien en allant au pays déchiré de Camus, en côtoyant à Paris des membres du FLN dans le risque des attentats de l’OAS, en étant convoquée pour interrogatoire à la sinistre caserne de la rue des Saussaies (célèbre pour ses séances de torture), puis elle l’a entendue, cette violence de l’homme, dans le déclic d’une arme d’un flic quand, dans l’État de la Géorgie, elle serra la main à un Noir; enfin, elle l’a reconnue, joyeuse, dans l’île de Cuba quand, à l’Université de La Havane, elle écoutait Castro avec, à côté d’elle, des étudiants hissant fièrement des mitraillettes. De ces scènes, c’est l’Algérie, ce que l’on appelait «les événements» alors que c’était une sale guerre facho-coloniale, qui lui a révélé que le journalisme serait son véritable métier, oubliant la carrière envisagée, mais autrement moins libre et franche de la grande diplomatie.

À Montréal, c’est le journaliste Jean-Louis Gagnon qui donna sa chance à l’Adèle voyageuse et curieuse, l’engageant à La Presse en 1958, et non pas aux pages féminines comme la coutume le voulait alors pour toute femme, mais aux nouvelles internationales. Elle était la première femme à occuper une telle fonction (responsable d’une page d’analyse), ce qui fit grincer bien des dents mâles à la rédaction. Elle a alors 27 ans, elle interviewe les acteurs politiques de l’époque, Moshe Dayan, Patrice Lumumba, le Che, mais aussi le jeune Alain Resnais qui, à 30 ans, est entre Marienbad et Muriel, ce film qui osait (contre la censure qui sévit, qui interdit) évoquer le drame algérien. Après La Presse, ce sera le magazine MacLean durant les années 1970, jusqu’au référendum de 1980, point de chute de la carrière journalistique active de cette battante interrompue…

Quand sa vie professionnelle se cassa, Adèle Lauzon en était à s’interroger sur la question québécoise. Du FLQ, elle retenait qu’il n’y avait pas eu un réel rapport de force, que les conditions objectives de libération n’étaient pas réunies, que la population n’était pas prête et ne le serait jamais. Pour elle, l’idée de l’indépendance du Québec a été nécessaire dans le décoincement de la Révolution tranquille, mais elle est «dépassée». Entre Cuba et l’Algérie, on comprend qu’elle ne se soit pas enflammée pour le Québec. D’autant plus que, engagée au cabinet Lévesque en 1976, on lui demanda, comme boulot stratégique, de colliger les textes de Ryan (son cousin germain), d’en dresser l’index. Elle a lu tout ce qu’écrivait le directeur du Devoir pour conclure que son discours éditorial «était conséquent, logique, sensé…»

Sur Cuba, que pense-t-elle? «Raul, tout en étant fidèle à la révolution, entre dans la spirale capitaliste; il permet aux Cubains d’acheter, ils vont vouloir faire de l’argent». Ce qu’elle retient de la figure de Castro, c’est, au contraire de la démagogie, la pédagogie; ses discours qui, hors la convenue démolition des É.-U., étaient écoutés des heures durant par des parents tenant leurs enfants dans leurs bras. Sur l’Algérie? «C’est moins gai; un million de morts; avant l’indépendance, les forces formant le FLN sauvaient la face de leurs factions ou diversions en restant unifiés dans l’opposition. Maintenant…».

Sur la marche du monde, celle qui fut «pas si tranquille», avant de rentrer sous sa tente, ne se dit «ni pessimiste ni optimiste». Là-dessus, on lève nos verres. Elle rouge, moi blanc. On s’embrasse. On placote des gens qu’on a aimés, Pauline Julien, Jean-V. Dufresne, le bonhomme Péladeau, qui l’engagea à «Nouvelles et Potins», Lévesque quand même…, et Aquin. Et là, elle m’en apprend une bonne: lorsqu’ils étaient à La Presse, lui et elle, pour leur plaisir, écrivaient à quatre mains un feuilleton en anglais dont le titre était Bozo, The Man Eating Tigers

Ça, il faudra retrouver! Chère Adèle, il faut fouiller dans vos caisses de nomade du plus beau métier du monde…

Bibliographie :
Pas si tranquille. Souvenirs, Adèle Lauzon, Boréal, 310 p., 27,50$

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