Il est bien rare de rencontrer une œuvre aussi diverse et foisonnante que celle du scénariste Wilfrid Lupano. Depuis la parution de Little Big Joe en 2001, il s’est imposé comme une des grandes figures de la bande dessinée française actuelle en réussissant à déjouer toutes les attentes et à aborder une variété de genres et de thèmes tout à fait impressionnante. Son style n’en demeure pas moins reconnaissable et inimitable. 

Que ce soit des militants du troisième âge, comme dans « Les vieux fourneaux », une bigoudène à la recherche de son mari, marin à la dérive, dans Un océan d’amour, ou encore un braqueur improvisé, dans Ma révérence, les héros imaginés par Wilfrid Lupano se distinguent des figures classiques de la BD. L’auteur confirme effectivement sa préférence pour les personnages ordinaires : « C’est quelque chose que je revendique absolument. J’ai toujours été méfiant à l’égard de la figure du héros. Ça ne correspond pas tellement à ma façon de voir la vie […]. Le héros classique, et en particulier le héros à l’américaine, le superhéros, j’ai toujours trouvé que c’est un dangereux psychopathe. Le héros solitaire qui passe ses nuits dehors sous la flotte à combattre le mal sans qu’on ne sache pour qui, sans qu’on ne sache pourquoi, j’ai plus l’impression que c’est quelqu’un qui a besoin d’assistance psychiatrique. »

Les héros mis en scène par Lupano ne sont pas des justiciers ou des aventuriers avides de sensations fortes. Leurs motivations sont tout autres : « Ils ont besoin d’avoir des accroches, des attaches dans le monde, des gens qu’ils aiment, des gens qui comptent, et un certain nombre de valeurs évidemment pour en arriver à s’insurger ou à se rebeller ou à lutter, à résister, etc. […] Je m’intéresse justement très souvent à des personnages qui ont le courage d’aller à contre-courant, y compris et surtout quand ils ont aucune prédisposition requise pour le faire. »

La résistance comme thème récurrent
« Ce qui est une victoire, c’est de résister. […] Ça, c’est quelque chose de très important et finalement d’assez difficile à accepter au début : c’est un concept très puissant. Résister, c’est vaincre, et c’est que j’essaie de transmettre comme idée dans pas mal de mes ouvrages. […] Je suis intéressé par cette idée de l’insurrection du refus de la résistance face à un pouvoir quand il devient totalitaire, liberticide. »

On retrouve souvent chez Lupano un commentaire sur le pouvoir et sur la nécessité de résister à ses abus. Dans « Alim le tanneur », le protagoniste cherche à protéger sa famille des dérives d’une théocratie. Dans « Communardes! », des femmes s’engagent dans l’insurrection parisienne de 1871. Même ses œuvres récentes, conçues pour un public plus jeune, portent en elles cette thématique de la résistance. Dans Cheval de bois, cheval de vent, deux enfants jouent un tour à un tyran le jour de son anniversaire grâce à l’aide d’un esprit du vent. « C’est le souffle de la révolution qui est incarné par le cheval de vent et que je voulais opposer à l’inertie du cheval de bois qui, lui, ne bouge que si énormément d’esclaves au service du pouvoir le font bouger. […] Le souffle révolutionnaire, pour moi, n’est pas forcément quelque chose de violent. C’est un principe vital qui consiste juste à systématiquement tout remettre en question pour le mieux. À partir du moment où on est juste dans une démarche de ne jamais rien tenir pour acquis, de ne jamais rien tenir pour imperfectible, tout est toujours perfectible. »

Une variété d’univers
Malgré cette touche si reconnaissable dans son écriture, Wilfrid Lupano a toujours su se renouveler. « J’essaie vraiment de varier les registres. Ça me sert notamment à me mettre en danger à chaque fois et à m’assurer de ne pas tomber systématiquement sur des ficelles et refaire des choses que j’ai déjà faites. »

Lupano collabore avec un nombre impressionnant de dessinateurs, essentiellement pour des raisons pratiques – « J’ai écrit en moyenne cinq ou six bouquins par an ces dernières années. Aucun dessinateur ne peut fournir ça, donc je suis bien obligé de multiplier les collaborations » –, mais aussi stylistiques : « Comme j’écris des choses très variées, ça m’oblige à changer de collaborateur souvent, mais c’est aussi quelque chose que j’aime bien parce que la meilleure façon pour un auteur de changer de style, c’est de changer de dessinateur. Ce sont eux qui prennent en charge une grosse partie de la forme. […] La forme, c’est l’ambiance que le dessinateur a mise, c’est sa façon de dessiner, son trait, et moi je suis responsable du fond. Le fait de pouvoir changer à ce point de forme, c’est un atout précieux en bande dessinée. »

Plus de cinquante albums et encore des projets
Wilfrid Lupano a déjà scénarisé plus de cinquante albums, et il est aussi plus prolifique que jamais. Plusieurs de ses séries, comme le « Traquemage » (dont le troisième album est en cours de conception), « Les vieux fourneaux » ou « Azimut » sont toujours en cours et de nouveaux projets sont aussi en préparation. « Je viens d’écrire un scénario que j’ai terminé il y a quinze jours et dont je suis assez fier. Je suis très impatient de pouvoir le mettre en images […]. C’est un scénario qui m’a posé pas mal de problèmes et sur lequel j’ai dû beaucoup travailler, mais j’ai l’impression que c’est assez proche de ce que je peux faire de mieux. »

Lupano est un auteur surprenant, que l’on retrouve rarement là où on l’attend. Il a cette capacité de se renouveler constamment. Pourtant, lorsqu’on s’embarque dans la lecture d’une de ses histoires, on est assuré de passer un moment inoubliable. La qualité de ses intrigues, l’authenticité de ses personnages et l’originalité de ses dialogues sont en effet tout sauf ordinaires.

 

Photo : © Olivier Roller

Publicité