Philippe Girard : Devant le sommeil éternel

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Philippe Girard est un artiste accompli. Ce bédéiste de Québec a signé une vingtaine d’albums depuis 1997, a été traduit en anglais comme en russe et a été récompensé dans plusieurs pays. Depuis son tout premier ouvrage (Grosse face no 1) à son plus récent (Le couperet), il explore, dans des univers contrastés et toujours renouvelés, les multiples possibilités des jeux narratifs. Une thématique majeure se détache de son œuvre : celle de la grande faucheuse qui plane, de case en case, d’histoire en histoire… Le bédéiste nous explique ici pourquoi.

La mort d’un ami, il y a quelques années, semble avoir marqué votre travail d’artiste. De quelle façon?
Oui, c’est un événement qui a bouleversé mon imaginaire. Avec le décès de mon ami Guillaume, la mort est entrée dans mes histoires et depuis, elle est là qui rôde en permanence. Au début, j’ai cru que mon travail traverserait une période plus sombre (et limitée dans le temps) pendant laquelle mes livres exploreraient cette question pour finalement en sortir. Comme si un sujet aussi imposant pouvait se vider de lui-même. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé. La thématique de la mort est devenue le pivot de mes histoires. Encore aujourd’hui, lorsque j’écris un scénario, je me surprends à creuser ce sillon de plus belle. La perte de mon ami a laissé une empreinte très forte sur mon inconscient créatif. Et curieusement, cet événement a donné son sens à mon travail même si, du même souffle, il l’a aussi fait dévier de la trajectoire habituelle de la bande dessinée.

Dans La visite des morts, BD où le texte prend une importance très grande, il est question d’un personnage étonnamment très fort en oraison funèbre. Il parcourt alors les églises et les établissements funéraires pour parler des défunts – qu’il les connaisse ou pas. L’idée derrière cette BD est originale, brillante. Mais bien entendu, on se demande : comment avez-vous imaginé le tout?
C’est précisément à cause de mon ami Guillaume, encore une fois. Le jour de ses funérailles, j’ai lu un hommage que j’avais écrit en sa mémoire à l’église. J’en garde un souvenir très précis, mais paradoxalement, c’était aussi un moment irréel, comme si j’avais vu la scène de l’extérieur de mon propre corps. L’expérience d’une telle qualité d’attention m’a renversé. J’ai réalisé que c’était un sentiment grisant que de recevoir l’affection d’une grande foule. En plus, lorsque mon beau-père venait à la maison, il disait souvent : « Je m’en vais voir un mort », pour expliquer qu’il devait se rendre au salon funéraire. Quand je l’entendais, je me demandais comment on pouvait avoir rendez-vous avec un mort. La combinaison de ces deux éléments m’a inspiré cette histoire.

Dans Lovapocalypse, vous faites notamment référence à l’Ordre du temple solaire et à cet historique suicide collectif à Portneuf. Pourquoi avoir choisi d’intégrer cette tragédie québécoise à votre récit?
Quand j’étais ado, j’avais le béguin pour une fille qui prenait l’autobus avec moi et que je n’arrivais pas à approcher. Chaque fois que j’engageais la conversation avec elle, quelqu’un venait nous interrompre ou alors elle sortait du bus. C’était très frustrant. Puis un jour, j’ai appris qu’elle fréquentait un groupe de prières pour jeunes dans mon quartier. Comme ma mère est très pieuse, j’ai réussi à savoir où et quand ils se rencontraient et je me suis intégré au groupe à la fin de l’année scolaire en espérant que cette manœuvre me permettrait de me rapprocher d’elle. Tout ça a duré quelques semaines, mais ça s’est mal terminé. En plus des séances de prières aliénantes, il y avait cette mentalité très conservatrice qui me donnait déjà de l’urticaire. Un soir, un ermite est venu nous annoncer la fin du monde. Ça m’a terrorisé. Je n’aime pas les fanatiques religieux, et ce que les gens très croyants sont prêts à faire au nom de Dieu m’effraie. Cette expérience a été traumatisante et encore une fois, elle a laissé une marque profonde dans mon esprit. Comme le disait Jacques Prévert : « Notre Père qui êtes aux cieux, Restez-y, Et nous nous resterons sur la Terre, Qui est quelquefois si jolie. » Donc au fond, avec Lovapocalypse, c’est ma propre expérience avec l’extrémisme religieux que j’ai voulu raconter. L’Ordre du temple solaire m’a donné une matière un peu plus explosive pour étoffer le sujet.

Vous avez également écrit un roman, Abba bear. En quoi selon vous les deux genres sont-ils complémentaires? Allez-vous tenter à nouveau l’expérience romanesque?
J’ignore si la bande dessinée et le roman sont complémentaires. À mon sens, il y a les livres, tous les livres. Pour Abba bear, j’ai simplement troqué mes pinceaux pour des crayons le temps d’un projet. J’ai beaucoup aimé l’expérience de l’écriture, mais pour un dessinateur, c’est parfois difficile de devoir tout décrire alors que dans certaines situations, il suffirait simplement d’un dessin rapide pour tout dire. J’avais aussi écrit une série jeunesse à la courte échelle (« Gustave et le capitaine Planète ») et j’en garde un très bon souvenir. Je suppose que je pourrais tenter l’expérience à nouveau, mais c’est vraiment à travers la bande dessinée que je me sens le plus pertinent. Pierre Bougault disait : « Rappelez-vous vos rêves de jeunesse; ce sont les seuls. » Quand j’étais jeune, je rêvais d’être auteur de BD.

Vous êtes un artiste occupé, un bédéiste accompli. Quel projet rêvez-vous de faire dans les prochaines années? Où vous voyez-vous dans vingt ans?
Dans vingt ans, j’espère qu’on me trouvera en santé, accroché à mon crayon, à raconter des histoires. En ce moment, je travaille sur l’adaptation cinématographique de l’un de mes livres. C’est un projet inattendu qui est arrivé comme une bonne surprise. Il me tient à cœur, d’autant plus qu’il est mené par une équipe de Québec. Le cinéma, c’est un processus qui fonctionne par étapes et qui exige de fournir un deuxième effort à chacune d’entre elles. Je me croise les doigts pour que tout se passe bien et que le film aboutisse. Je ne suis qu’un artisan qui se met au service d’une bonne histoire et avec ce projet, j’ai l’impression d’avoir gagné le gros lot. Autrement, j’ai une nouvelle bande dessinée qui sort ce printemps, Le couperet, sur laquelle j’ai passé les trois dernières années. Ça raconte l’histoire d’un homme qui perd ses morceaux alors qu’il s’apprête à demander la main de sa bien-aimée. Le récit est construit comme une fable, ce qui est assez différent de ma manière habituelle, et dont la structure s’inspire d’un menu de restaurant. Et puis cet hiver, j’ai publié un feuilleton sur mon blogue (376 selfies pour Montréal) que j’aimerais beaucoup voir publié en album. C’est un travail auquel je dois m’atteler. Finalement, j’ai aussi écrit une suite à La mauvaise fille, une autre histoire qui met en scène le personnage de ma grand-mère et qui se déroule à la fin de sa vie, au moment où elle est sur le point de mourir. Évidemment.

En tant qu’illustrateur de la saison printemps-été de la coopérative Les libraires, Philippe Girard signe la couverture du numéro 101 de la revue, celle du carnet thématique dédié à la BD ainsi que l’affiche de la Journée des librairies indépendantes du 3 juin.


Photo : © Éric Lajeunesse/Musée de la culture populaire de Trois-Rivières

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