Loisel et Tripp : La fin d’une époque

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Après neuf années de création et autant de tomes de la série « Magasin général » écoulés à plus d’un million d’exemplaires, les Montréalais d’adoption Régis Loisel et Jean-Louis Tripp ferment boutique avec beaucoup d’émotion et le sentiment du devoir accompli.

Pour atteindre pareils résultats, les auteurs ont bossé en complète immersion. « Chaque matin, c’est n’est pas qu’à l’atelier que j’entrais, c’est aussi au village de Notre-Dame-des-Lacs. Régis et moi avons habité, vécu avec ces personnages », avoue Jean-Louis Tripp. « Nous avons œuvré dans une émulation rare, compte tenu d’une première collaboration et de nos natures respectives, fort différentes. Le tout s’est déroulé dans le plaisir total », renchérit avec émotion Régis Loisel, également auteur des célèbres séries « Peter Pan » et « La quête de l’oiseau du temps ». Ils y ont mis tout leur cœur pour mieux accéder à celui des lecteurs.

« Magasin Général » s’ouvre sur le décès du tenancier du magasin général de la petite bourgade de Notre-Dame-des-Lacs, point névralgique s’il en est un. L’arrivée d’un ancien combattant de la Première Guerre mondiale – québécois et non français, tiennent à rappeler les auteurs – bouleversera non seulement la vie de la veuve, mais celle de tout le village. Il insufflera à ce lieu figé dans le temps un vent de modernité matérielle (cuisine fine, appareil photo, mode) et philosophique (remise en question des mœurs et de la foi).

Sous des allures d’un film de Pagnol, c’est à une révolution tranquille uchronique que nous convient les créateurs. Bien que Loisel et Tripp aient tous deux exécuté moult recherches iconographiques sur le plan social, il ne s’agit en rien d’une reconstitution historique fidèle, tiennent-ils à préciser. « Évidemment, les nombreuses découvertes que nous avons faites ont enrichi l’histoire. Par exemple, nous ignorions que les hommes partaient au bois une bonne partie de l’année, ce qui a admirablement servi les multiples intrigues amoureuses », s’amuse Tripp. « Régis et moi avons réalisé l’illustration de couverture des quatre volets d’Un bonheur si fragile de Michel David. À la simple lecture de ces romans, nous avons énormément appris sur le Québec des années 20-30. Ce contrat fut une bénédiction. »

Pour les questions d’ordre linguistique, ils se sont adjoint les services de l’auteur de bandes dessinées Jimmy Beaulieu. Encore là, les créateurs souhaitaient ponctuer les dialogues d’expressions fleuries tout en prenant certaines libertés. S’ils ont lentement introduit la parlure québécoise au fil des chapitres, elle s’est avérée un atout bien plus qu’un obstacle du côté du lectorat européen. À un tel point, d’ailleurs, qu’ils ont effectué une mise à niveau du langage en vue de la réimpression des premiers tomes. « Un lecteur nous faisait remarquer que si les Québécois sont capables de comprendre l’argot parisien de certains films ou romans, il n’y a aucune raison pour que les lecteurs francophones outre-mer s’y perdent dans “Magasin Général”, raconte Loisel. Les expressions sont à ce point délicieuses et d’une puissance d’évocation telle que l’effort est vite récompensé. »

Si certains commentateurs ont prétendu que l’éditeur et les auteurs étiraient la sauce vu le retentissant succès que remportait la série, il n’en est pourtant rien. On le constate d’ailleurs à la lecture ininterrompue des albums. Car cette formidable fable sur l’émancipation d’une femme et celle de tout un village devait être racontée à ce rythme. Ainsi, « Magasin Général » se veut un roman graphique raconté d’un seul souffle, dont chacun des tomes constitue les chapitres. « Lorsqu’un romancier travaille à l’écriture d’un livre, on ne lui impose pas un nombre de mots ou de pages. En ce sens, Casterman a fait son boulot d’éditeur. Et puis, il nous est vite apparu que ce qui était au point de départ une trilogie se devait d’être développé sur plus de tomes, et ce, sans rien modifier au synopsis de départ qui tient sur deux pages, explique Tripp. La seule scène qui aurait pu être coupée est celle du premier tome où les gamins tirent à la sarbacane dans les couilles de la chèvre. Outre le supplément d’ambiance qu’elle apporte, elle me faisait bien marrer! », s’esclaffe Loisel.

Comment sort-on de neuf années de création? « Émus, certes », avoue Loisel. « Et avec l’impression, sans prétention, d’avoir réalisé quelque chose de plus fort que ce que l’on pensait au point de départ », surenchérit Tripp. Déjà, les deux hommes planchent chacun de leur côté à de nouveaux projets. Si Jean-Louis Tripp s’affaire à développer un roman graphique intime adulte dont il ne peut rien divulguer pour l’instant, Régis Loisel, quant à lui, revisitera le Mickey Mouse des années 30 sous un angle résolument moderne pour le compte de l’éditeur Glénat.

Bien que plus de 100 000 copies de « Magasin Général » aient été vendues au Québec – une réussite considérable, alors qu’un succès moyen se chiffre autour de 2000 exemplaires –, la série n’a pas encore rencontré son lectorat potentiel. Bon nombre de lecteurs des « Paul » de Michel Rabagliati n’ont à ce jour encore jamais abordé cette œuvre, avec laquelle elle partage pourtant maintes affinités. Rares sont les bandes dessinées, outre Onésime et Séraphin illustré (l’histoire d’Un homme et son péché) de feu Albert Chartier, qui abordent notre folklore, nos racines. « Magasin Général »pallieadmirablement cette lacune.

Malgré l’austérité du marché, où la surproduction amène son lot d’interruptions abruptes de séries, les éditions Casterman ont laissé ce poignant récit suivre son cours, sans rien précipiter. Un pari réussi, qui permet à une nouvelle série d’occuper une place de choix au panthéon du 9e art.

Assurez-vous d’avoir des mouchoirs à proximité lors de la lecture de l’ultime chapitre, car, outre une finale digne de la série télévisée Six Feet Under, c’est à un véritable sentiment de deuil auquel vous ferez face. Car on ne quitte pas sans heurt cette truculente brochette d’êtres de papier. Vous êtes avertis.

Crédits photo: Casterman

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