Que fait-on lorsque l’imprévu survient? Qu’est-ce qu’on fait, pour vrai? Parce que tout n’est pas décidé, tout n’est pas écrit d’avance. Parfois, il faut improviser. Mais quand on est Robert Marcel Lepage, un des grands improvisateurs musicaux de notre époque, et qu’on ne peut plus jouer de nos instruments préférés pour cause de problèmes aux mains, qu’est-ce qu’on fait? J’imagine qu’on fait ce que l’on fait de mieux, on prend une nouvelle direction, ou alors on revient à un thème antérieur.

Pour Robert Marcel, cela a signifié un retour au dessin, sa première passion créative. Alors que tout le reste de la famille joue d’un instrument, le petit Robert M. dessine. Ses parents pensent d’ailleurs que c’est comme ça qu’il gagnera sa vie. Une déconvenue au studio d’animation de l’Office national du film du Canada lui fait finalement opter pour la musique. Ironiquement, il signera la trame sonore de nombreux courts métrages d’animation dudit ONF. Il gagnera même, en 2018, le prix René-Jodoin pour sa contribution à cet art.

Le dessin revient au tournant des années 2000, à la suite de maux aux mains et aux pouces, qui l’empêchent de jouer de son instrument fétiche, la clarinette. Dans de petits carnets, il griffonne. Rien n’est planifié. Des motifs, des personnages apparaissent. Il observe le monde et essaie de le retranscrire tel quel dans son carnet. Mais plus ça va, plus il observe le monde, plus son esprit et son crayon vont ailleurs. La ressemblance devient secondaire. Le plaisir d’improviser revient.

Après le dessin, ce sont les séquences qui apparaissent. Plusieurs dessins qui, mis bout à bout, permettent de dégager un sens supplémentaire. De la bande dessinée, dans tout ce que ces deux mots mis ensemble ont de beau et de noble. Les mots viennent compléter ces suites d’images. Des réflexions, des aphorismes, des gags. Toujours sans rien planifier, en improvisant.

« J’ai besoin d’accidents, de surprises. Il faut que je provoque des choses… quand je contrôle, c’est moche », écrit-il dans Le nerf initiatique, paru à La mauvaise tête.

                1. Tout de suite, on reconnaît les bancs et les arbres sans feuilles.

L’atelier de Robert Marcel lui sert davantage pour son métier de compositeur. On y trouve un clavier, un piano, des écrans. Il y a bien une table pour dessiner, mais ce n’est pas là qu’il préfère le faire. Son véritable atelier de dessin est ailleurs. J’y reviendrai…

Il utilise des carnets boudinés, et les boudins sont particulièrement gros. Un détail qui a son importance, car une page de livre correspond à deux pages de carnet. On retrouve donc, dans une page du livre imprimé, une séparation, un espace vide entre le dessin du haut et celui du bas. Ça n’est aucunement gênant. Le vide sépare les dessins de la même façon que les gouttières séparent les cases des bandes dessinées plus classiques. Cela a donné envie à Robert Marcel de ne plus seulement travailler la page, mais la double page. Une attitude des plus professionnelles, car tout bon bédéiste, lorsqu’il conçoit son histoire, devrait considérer que le lecteur voit les deux pages chaque fois qu’il en tourne une, et ainsi prévoir sa mise en page et son esthétique en conséquence. (Un aspect que je devrais considérer davantage, d’ailleurs.) Au lieu de simplement tourner son carnet de bord, et faire des dessins sur les deux pages, il s’est procuré deux carnets de taille identique, un pour la page de gauche, un pour la page de droite (photo 2). Il s’est aussi acheté un plus grand carnet, ce qui lui facilite la tâche mais prend plus de place dans son sac à dos. Les deux petits carnets permettent un jeu auquel il ne s’empêche pas de jouer. En tournant les pages d’un seul des deux carnets, il peut créer des associations de dessins inusités, de nouveaux jumelages d’idées entre la page de droite et celle de gauche. Le hasard fait beaucoup partie de la stratégie d’improvisation de l’auteur. D’ailleurs, dans ses tout premiers carnets, on peut voir dans une même page des dessins et des idées de jeux avec lesquels il a développé ses improvisations musicales.

Les carnets se remplissent et s’empilent dans l’atelier. La rencontre avec Sébastien Trahan ouvre la voie de la publication. Tout d’abord Le piano de neige, chez Mécanique générale, suivi par Le nerf initiatique, à La mauvaise tête, et surtout, chez le même éditeur, Je est un hôte.

J’imagine que ça doit arriver, quand tu improvises avec d’autres musiciens, qu’un instrument débarque, prenne toute la place et impose son rythme. Il faut alors faire avec et voir où la musique peut nous mener. Pour Robert Marcel, d’une certaine façon, cela a pris la forme d’un cancer. Il a pu continuer le dessin pendant un moment, mais…

Mais la souffrance…

La souffrance change tout : la vie et le corps. La souffrance du corps inonde tout le reste. Les pensées demeurent claires, mais le corps en souffrance parasite les réflexions. Comment s’échapper de cette souffrance qui monopolise l’esprit? Robert Marcel Lepage plonge tête première dans la philosophie. Un intérêt déjà présent chez lui, mais cette fois, cela devient une question de survie. La complexité des systèmes décrits par Kant, Nietzche et les autres demande un effort intellectuel si intense qu’il lui permet d’oublier, pendant ces quelques instants, la douleur. Il plonge aussi dans le taoïsme. Paradoxalement, les philosophes qu’il lit sont ceux qui réfléchissent à l’importance de ne pas séparer l’esprit du corps.

Le désir de s’échapper apparaît aussi dans ses dessins, qui deviennent alors plus aérés. La gravité devient de plus en plus accessoire. C’est libérateur, même pour le lecteur. Les éléments s’envolent, les personnages flottent dans les airs. Le créateur s’affranchit complètement du langage cinémato­graphique qui alourdit la presque totalité de la bande dessinée contemporaine. La page devient le terrain de jeu de son crayon et de son imagination. En parallèle, les arbres sont aussi davantage présents et forment un motif récurrent de Je est un hôte. Comme un lien entre le ciel et le sol. Ce sont les arbres qui permettent à l’esprit de représenter le ressenti et de garder le contact avec la musique. Ce qui était une feuille d’arbre devient une symphonie de Philip Glass, ce qui était un ensemble de branches devient une prison de ronces…

Car l’improvisation ne mène pas qu’à des endroits agréables.

« Quand je suis inquiet, je crée, mais ce que je crée m’inquiète. »
Le nerf initiatique

« J’ai l’impression que ce qui m’anime me tue également. »
Je est un hôte

L’improvisation a ceci de particulier qu’en ne contrôlant pas sa création, celle-ci peut révéler des zones qu’on cherche davantage à enfouir en soi. On ne s’en rend peut-être pas compte dans le feu de l’action, mais l’interprétation qu’on fait par la suite de l’œuvre fraîchement créée peut nous jeter nos angoisses en pleine face.

                2. C’est sans doute plus clair avec une photo… 

Cela fait quelques années que l’on se connaît. C’est grâce à Frédéric Lebrasseur, un autre improvisateur de génie, que j’ai eu la chance de rencontrer et de côtoyer Robert Marcel. Nous avons même travaillé ensemble sur une adaptation pour ensemble vocal de La logique du pire, écrit par son fils Étienne. Il dirigeait les musiciens et les chanteurs; je participais au spectacle en réalisant des animations et des dessins en direct. C’était à la Maison de la littérature, à Québec, en 2015.

Ensuite, nous sommes passés à son véritable atelier : le monde extérieur. C’est là qu’ont été créés ses livres. Arrivé au petit parc devant l’église Notre-Dame-de-Grâce, tout de suite on reconnaît les bancs, les arbres sans feuilles que l’on retrouve dans les livres de Robert Marcel (photo 1). Certains arbres, des féviers, ont de drôles de gousses au bout de leurs branches. « Ça ressemble à des notes de musique », me fait-il remarquer. On s’assoit un peu, question de dessiner. En ce moment, Robert remarque que les écorces des arbres deviennent, au bout de son crayon, des portées. L’évolution métaphorique de son dessin apparaît petit à petit, à force de dessiner fréquemment. Je note qu’il utilise une plume Rotring munie d’un réservoir d’encre intégré. Je ne m’attendais pas à discuter technique, mais comme je cherche une alternative aux feutres 0.3 de Staedtler que j’utilise depuis dix ans, ça m’intéresse.

J’aime aussi dessiner des arbres. La structure d’un arbre, qui part d’un tronc, va vers une branche, puis vers une branche plus petite, et encore plus petite. Le tout multiplié plusieurs fois finit par donner une espèce de nuage de traits organiques. Quand plusieurs arbres sont côte à côte, c’est encore plus le fouillis, c’est encore plus beau. Robert Marcel tire profit de ce fractal. Il s’en amuse, le transforme, tente de l’organiser, y arrive parfois, mais pas tout le temps. Cela dépend, dans le fond, de la volonté du dessin.

L’improvisateur aime se laisser guider par celui-ci. Alors que nous sommes plusieurs auteurs à ne jamais nous satisfaire du résultat de nos œuvres, Robert Marcel semble retenir la phase importante de cette discipline : l’étonnement. Il aime la surprise que lui procure l’apparition d’un dessin. Puisqu’il ne sait jamais ce qui sera couché sur le papier, cela lui permet d’être dans la surprise constante. Ses personnages sont stylisés, minimalistes presque. Il les retravaille rarement, question de ne pas perdre la spontanéité. Encore là, chez les bédéistes d’expérience, la séquence « croquis-crayonné-encrage » provoque trop souvent une perte de spontanéité dans le dessin, qui devient figé. Comme c’est l’étonnement qui plaît à Robert Marcel, c’est cet état qu’il cherche à recréer encore et encore.

  Robert Marcel Lepage, avec son tout premier carnet de dessins. / Robert Marcel Lepage dans son élément.

Parmi les autres lieux où il dessine, mais où nous n’allons pas, il y a le métro. Il affectionne les moments d’attente, de transitions, car il peut y sortir son carnet. Comme c’est la première journée de beau temps depuis longtemps, on ne ressent pas le désir d’aller s’enterrer dans la station Villa-Maria. Nous n’irons pas non plus à l’hôpital, où il a passé trop de temps. Cela fait maintenant un an que Robert Marcel a terminé ses traitements contre le cancer. La santé est presque revenue. Il doit encore faire attention, notamment à son alimentation, mais au moins, il n’est plus à la merci de traitements lourds et intrusifs. Cela a un impact sur ses improvisations dessinées. Ses personnages ont tendance à vouloir revenir sur terre. Parfois, il a même l’impression qu’ils tombent.

La sortie de Je est un hôte a coïncidé avec une mise en veilleuse des activités de son éditeur. Avec le prochain livre qu’il ne manquera pas de compléter, il se retrouvera sans doute sans éditeur. Cela ne semble pas inquiéter l’artiste. Après tout, ce sera une autre occasion de réagir à l’imprévu. Et au moment d’écrire ces lignes, j’apprends que Je est un hôte est en nomination pour le prix Bédélys Québec, remis par le Festival de la bande dessinée de Montréal. Une nomination qui arrive à point et qui, je lui souhaite, permettra de redonner à ce livre davantage d’attention, car il en mérite. C’est certainement un des livres qui dépeint le mieux l’impuissance et la vulnérabilité face à la maladie, le tout par le biais de la philosophie, de la poésie et de l’humour. C’est un des livres les plus forts qu’il m’ait été donné de lire dans les dernières années.

« À la fin, ce qui va compter, c’est la quantité d’amour que tu vas réussir à inscrire dans les cœurs et les choses. »

Cette phrase, tirée de Je est un hôte, résume bien l’œuvre de Robert Marcel Lepage. Sa façon d’utiliser l’improvisation va bien au-delà de l’exercice amusant. Chacune de ses improvisations dessinées renferme une sincérité qui vient nous chercher et qui crée un attachement si fort qu’il ne peut être seulement le résultat d’un hasard. C’est dans ce lien entre l’œuvre et le lecteur que se retrouve la force de son art.

 

 

Francis Desharnais
Sa dernière bande dessinée, La petite Russie (Pow Pow), a été couronnée du Prix des libraires du Québec ainsi que du Bédéis Causa du Grand Prix de la ville de Québec. Ce livre fascinant, qui rend hommage aux grands-parents du bédéiste, met en scène un pan méconnu de l’histoire de la colonisation de l’Abitibi, dans un petit village, la Guyenne, où la communauté se rassemble pour développer le village et coopère pour améliorer son sort. Marcel et Antoinette vivent dans ce lieu, que l’on surnomme « la petite Russie ». Francis Desharnais est aussi l’auteur des bandes dessinées La guerre des arts (Pow Pow), des deux tomes de Burquette (Les 400 coups) et des trois tomes de Motel Galactic, illustrés par Pierre Bouchard (Pow Pow). Il a aussi signé les illustrations de la bande dessinée Les premiers aviateurs (Pow Pow), notamment. [AM]

 

Photo de Robert Marcel Lepage : © Etienne Breault
Autres photos : © Francis Desharnais
Illustration : © Francis Desharnais
Photo de Francis Desharnais : © Louis-Pascal Rousseau

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