Boloney: L’étoffe d’un fonctionnaire

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Pièce marquante de la littérature russe, Le manteau reprend vie sous les pinceaux et la plume de Boloney, artiste visuel, peintre et bédéiste qui a habilement joué d’images et de phylactères afin d’offrir au 9e art une adaptation de ce texte qui, encore de nos jours, se fait le témoin des aberrations sociales.

Écrite au mitan des années 1800, cette nouvelle à saveur fantastique de l’auteur russe Nicolaï Gogol (1809-1852) présente Akaki, un fonctionnaire un brin étrange, qui voue sa vie à son travail de copiste. Vient alors le jour où son manteau, en piteux état, doit impérativement être remplacé. S’ensuit un enfer de tourments pour le pauvre Akaki, qui, d’abord, peine à épargner les sous pour se procurer un tel vêtement, puis qui, ô malheur, se fait dérober ladite nouvelle capote si difficilement achetée. Entrevue avec celui qui a brillamment fait revivre cette nouvelle.

Pourquoi avoir choisi d’adapter Le manteau, de Gogol?

Cette nouvelle m’a fait hurler de rire la première fois que je l’ai lue. D’abord, sa narration, son rythme et ses personnages m’ont tout de suite fait penser à la bande dessinée. Je n’ai pas un attachement particulier pour cette nouvelle, mais elle s’inscrit dans un ensemble de lectures que j’ai faites et qui m’ont beaucoup éclairé sur la société, la bourgeoisie, la fonction publique telles que décrites par Flaubert, Dostoïevski, Rimbaud, Kafka, Proust, toujours avec un humour grinçant. Ce qui justement me fait rire, c’est la proximité du sujet, son actualité. Peut-être aussi par un vif désir d’utiliser la bande dessinée comme porte d’entrée vers la littérature pour un lectorat différent.

Entre la réécriture du texte, le découpage de l’histoire en cases et l’élaboration des personnages illustrés, quel fut le plus grand défi pour vous?

L’écriture a été le plus grand défi créatif et technique parce que je n’ai pas de talent naturel pour ça. Ma force se situe vraiment du côté visuel. Les longues heures solitaires passées à la mise en page et à la coloration ont représenté un véritable supplice d’endurance et de persévérance. Tout est fait à la gouache et à l’encre, sauf pour les phylactères.

Qu’avez-vous décidé de conserver, et qu’avez-vous décidé de laisser de côté, entre la version originale et votre adaptation sous forme de bande dessinée? Qu’est-ce qui a motivé vos choix?

J’avais plusieurs œuvres en tête quand j’ai développé le scénario. Le film Midnight Cowboy et le roman L’idiot en sont les principales. Chacune de ces œuvres met en scène deux personnages diamétralement opposés, l’un bon et naïf, et l’autre, mesquin et manipulateur. Akaki et le tailleur sont à la fois deux êtres parallèles et deux facettes d’une même personne. C’est pourquoi j’ai aussi délaissé la partie de la nouvelle qui décrit plus longuement le personnage du Monsieur Important, partie qui me semblait inutile dans ce contexte de dualité.

Avez-vous pris plaisir à inventer les dialogues, notamment ceux d’Akaki, avec ses phrases alambiquées et remplies d’interjections et d’adverbes?

Absolument. Par contre, je n’ai pas eu à ajouter ou modifier énormément les dialogues d’Akaki. Ils sont pour la plupart tirés directement de la nouvelle. J’ai accordé plus d’importance au personnage du tailleur, qui est un personnage jouissif à caricaturer. Je l’ai fait beaucoup plus proche d’Akaki et j’ai modifié les scènes de promenade pour qu’il suive Akaki, comme si c’était sa conscience qui le tourmentait. J’ai également écrit tout le monologue du tailleur lorsqu’il est au chevet d’Akaki.

Cette nouvelle tient ses assises dans une autre époque (1840), dans un autre lieu (Russie). Trouvez-vous que les déboires de la bureaucratie dont elle fait état sont encore courants de nos jours? Voyez-vous la nouvelle de Gogol – et votre BD – comme un pied de nez à cette bureaucratie à outrance?

Quand je regarde une série comme Les Bobos, je ne sens pas beaucoup de décalage avec les récits de Gogol. En fait, tout est une question de statut social, qui est ici représenté par l’apparat (le manteau). D’ailleurs, j’ai cherché à créer un univers qui ne se situe pas à une époque spécifique ou dans un cadre géographique précis. La technologie représentée est archaïque, voire même loufoque. Le rôle de copiste est lui-même incohérent dans ce monde qui semble à la fois moderne et archaïque. Tout fonctionne parce qu’on comprend que c’est un monde de bureaucratie. Les signes sont reconnaissables : la vie de bureau, la paperasse, etc. Il y a aussi plusieurs clins d’œil à la vie monastique, comme la coupe de cheveux d’Akaki et le scriptorium. Les époques se chevauchent, mais les rôles restent les mêmes.

Juste avant l’épilogue, une pleine page semble faire référence à la toile de Bosch intitulée Le jardin des Délices. Pourquoi avoir choisi d’illustrer l’enfer d’Akaki avec ces références artistiques?

J’ai toujours adoré les œuvres de Bosch et Bruegel. Je voulais une fin spectaculaire en contraste complet avec la vie rangée du personnage principal. Le jardin des délices et la tentation du luxe, ça se jumelait bien. Une sorte de gâterie que je me suis offerte. Toutefois, c’est plutôt le délire d’un homme malade que l’enfer qui est représenté ici. Akaki s’attribue énormément de blâmes bien qu’il ne soit pas entièrement responsable de ce qui lui arrive. D’ailleurs, Gogol ne termine pas son récit en s’apitoyant sur son sort, mais en mentionnant « qu’il avait, malgré tout, vu son existence se raviver un bref instant. »

Cela dit, la bande dessinée est truffée de références extérieures. Je trouve que c’est un médium qui se prête bien au dialogue avec les autres médiums. Harvey Kurtzman appelait ça du « chicken fat », des petits extras qui sont en marge du récit et qu’on prend plaisir à découvrir en s’y attardant ou en le relisant. « Astérix », par exemple, est ainsi fait qu’on peut le lire à différentes étapes de sa vie en découvrant toujours un nouvel aspect qui nous avait auparavant échappé. Je fais aussi des clins d’œil à des écrivains du 19e siècle ou à des personnages de cinéma… mais je n’en dévoilerai pas plus!

Pourquoi votre nom de plume est-il Boloney?

« No matter how you cut it, it’s empty delightful boloney » : c’est le dernier vers du « 190th Chorus » de Mexico City Blues, par Jack Kerouac. Même s’il a écrit en anglais, je le considère comme le plus grand écrivain canadien-français. Il a été l’un des premiers à introduire la langue québécoise dans la littérature. Sa poésie est pleine d’humour et de folie, tout comme la bande dessinée. Il n’y a rien de prétentieux, que du plaisir sans importance (du moins, en surface). Le nom Boloney représente aussi un concept qui englobe tout ce qui touche à la bande dessinée, pour différencier mon travail de bédéiste de mon travail d’illustrateur et de peintre. D’ailleurs, le concept évolue puisqu’un « condiment » s’y est ajouté, en l’occurrence Jeffrey Caulfield, scénariste de Toronto, pour devenir Mustard and Boloney Cartoons (www.mustardandboloneycartoons.com).

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