Comme elles sont belles, les grandes choses qui ne se prennent pas au sérieux. L’hymne à l’amoune, publié chez Mémoire d’encrier, en est un bon exemple. Ce recueil se révèle mince et dense, drôle et profond, léger et pertinent à la fois. Un livre à la hauteur de son poète. Le lecteur se laisse envoûter par l’amoune, la slimoune, les carabinounes et autres néologismes triturés en oune; clin d’œil à la langue innue et à ce peuple que Jean Désy aime et soigne depuis quelques décennies. L’hymne en question forme une poésie de la célébration, un cri d’amour à l’abondance et à l’aventure, toutes les aventures. « La vie vaut la peine d’être vécue seulement si on la met en danger une fois de temps en temps. » Et c’est le docteur qui le dit!

Jean Désy me plaît depuis longtemps. Je l’ai vu émouvoir la foule à la Grande Nuit de la Poésie de St-Venant et au festival Québec en toutes lettres; il brille sur scène, et autant lorsqu’il en descend pour jaser avec ses collègues. Il m’aime bien aussi, je crois. Qui sait, peut-être une amitié, voire une bromance, nous liera sous peu? Les libraires m’offre un prétexte pour engager la relation; un écrivain-docteur-enseignant amoureux de littérature québécoise, c’est un bon sujet de chronique. Tu as un après-midi de lousse cet été, Jean?

On se donne rendez-vous sur l’île d’Orléans pour une virée en kayak de mer; le fleuve, ce n’est pas idéal pour relire mes notes, mais parfait pour une véritable rencontre. On se fixe un objectif, on prépare l’embarcation et, tels de prudents aventuriers des temps modernes, on enfile nos jupettes protectrices. Ô capitaine, mon capitaine, droit devant!

« Moi, dans mon rapport à la foi et au cosmos, il ne faut pas me déconnecter de la nature. En fait, le problème planétaire actuellement, c’est une exagération dans la désacralisation du monde. C’est aussi simple que ça : on s’en sacre! Mais un poète, un être sensible, un humain de qualité, il ne s’en sacre pas! Il en veut encore des arbres, et il s’organise pour qu’il en reste. » La houle est forte, le fleuve me brasse, ses mots aussi.

Enraciné dans le concret, dans le traitement des maladies humaines tout en planant dans une spiritualité ouverte, en discussion avec le monde et ses grands textes, Jean Désy incarne à la fois l’équilibre et l’intensité. Du Tao Te King qu’il fait lire aux étudiants en médecine inscrits à son cours de littérature universelle, il tirera un essai, Être et n’être pas, articulé autour du vide, des silences. Le blanc de la page autour du poème fait aussi partie du poème… L’œuvre de Lao Tseu côtoie des passages du Coran et de l’Évangile selon saint Matthieu. Hamlet aussi, « Ça ne sert à rien de te pointer à mon cours si tu n’as pas lu Hamlet! » Et Dostoïevski, évidemment. « Tout est là, aucun autre n’a exploré l’âme humaine avec autant de précision. C’est primordial pour des étudiants de connecter avec ça, avec cet univers-là. »

L’enseignement demeure sa grande passion, davantage que la médecine. « Je garde une pratique active pour continuer d’enseigner. Fréquenter ces jeunes-là, ça m’encourage beaucoup pour l’avenir. Ils me demandent de leur organiser des camps littéraires dans le bois, imagine! Et ils lisent de la poésie. Ils ont 20, 21 ans et ils capotent sur Marie Uguay et sur La vie habitable de Véronique Côté. C’est beau à voir, mon gars! » J’aime bien quand Jean m’appelle mon gars, il dégage la bienveillance d’un bon père. « Pour mes étudiants, je commence à être plutôt un grand-père. Pas grave, ils me gardent jeune! » Avec quarante-deux ans de pratique médicale, vingt années d’enseignement et quarante-cinq publications, admettons qu’il est jeune, mais qu’il profite d’une certaine expérience.

Et tes étudiants, ils te lisent? « Je ne sais pas, je ne leur dis jamais que je publie. Ce serait totalement inconvenant, profondément nul. Comme prof, c’est la pire affaire que tu peux faire ; pas juste prétentieux, c’est antipédagogique! Mais j’en ai croisé plusieurs dans des soirées de slam où je participais. L’important, c’est qu’ils sachent que je suis amoureux de la nordicité québécoise et de sa littérature. »

Plusieurs fois, mon partenaire kayakiste me parlera du Nord, que l’on connaît si peu, que l’on aime si mal. De « poéticité » et de « métisserie » aussi, de l’importance du poétique et du métissage au Québec. « Et le liant doit demeurer le fait français, notre français d’ici. Une langue ouverte sur un territoire à découvrir, à partager. J’aime la Côte-Nord, profondément, c’est chez moi ; trois de mes quatre enfants y sont nés. Quand je suis à Natashquan, à Nutashkuan, je suis chez moi. À Salluit, au Nunavik, je suis encore chez moi ; je comprends que je ne peux plus y chasser le caribou, mais c’est chez moi aussi! » Même sur le fleuve Saint-Laurent dans des vagues de trois mètres qui nous percutent maintenant de plein fouet, entre deux éclats de rire, le poète est souverainement chez lui.

Après un détour par l’île Madame, où on a partagé un thé, on affronte les vents d’ouest et des vagues gonflées par la marée. On accoste enfin, complètement détrempés, des espadrilles à la casquette. Ce n’est pas une histoire de pêcheurs, c’est un récit de poètes; on a dû arrêter à L’Auberge des ancêtres pour emprunter leur sécheuse!

Et les projets à venir? « Je pars faire du dépannage médical à Port-Cartier, pour payer le gaz de mon Ski-Doo. D’un point de vue artistique, j’ai un roman que j’ai recommencé quarante fois, un poème de 300 pages, je m’approche enfin de quelque chose… Mais le plus stimulant, ce sont des spectacles poétiques que je présente sur scène : Ô Nord, mon amour avec Julie Rousseau, et Songes nomades avec Fred Dufour et de super musiciens! J’adore ces moments, c’est un cadeau de la vie. » La vie lui doit bien ça.

Je rentre chez moi les épaules meurtries et l’âme soignée, encore habité par notre rencontre. Je me demande qui de l’homme, du prof, du docteur ou du poète m’impressionne le plus. Peut-être la coexistence riche et libre, généreuse et humble de toutes ces facettes d’une même personnalité. Moi, quand je serai grand, je veux être un Jean Désy.

Publicité