Un de trop

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Dans Le retour de Goldorak, film qui touche au génie par son habileté à répéter les scènes déjà vues dans la série, le professeur Procyon, abattant son poing lentement comme l'éclair (exploit réservé aux seuls personnages de manga) hurle «Bon sang! Il y a un complot interplanétaire».

Longtemps, je me suis demandé à quoi pouvait bien rimer ce complot. La seule évocation du mot suscitait chez moi tantôt des images de sorcières aux ongles longs, tramant sous la lumière froide d’une lune squattée par un petit troupeau de nimbus quelque subterfuge pour perdre tous les MacBeth de ce monde; tantôt quelque scène de défaite à la lutte, où personne, pas même un spectateur compatissant, n’indique au gars aux bobettes bleues poudre qu’il n’a aucune chance contre The Bloody Butcher. Dans mon film, rien de comparable à ses sombres arnaques. Goldorak et ses alliés ont, comme d’habitude, maille à partir avec une bande de Golgoths, de vilains robots qui ne se brossent pas les dents.

Après bien des années vécues dans l’éclipse de la raison, un ami, grand esthète lui aussi, m’a révolutionné le Copernic. Le complot tient à ce que pendant que Goldorak est occupé à empêcher des Golgoths de détruire une ville, d’autres sacrent tout par terre ailleurs.

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Cette intrigue bien ficelée me revient en mémoire à chaque fois que j’ai l’impression qu’à trop vouloir chercher des poux, on pose mal un problème. Prenons par exemple cette idée plaisante qui veut que le livre, loin d’être menacé par l’électronique, s’en trouve encouragé.

Jamais n’a-t-on autant publié de livres, romans y compris. Nombreux, d’ailleurs, sont les bienheureux qui tirent de ce constat prétexte à railler cette mort de l’imprimé, prophétisée depuis le début des années soixante. Or, la fin du livre, tout comme la mort de Dieu de Nietzche, thème souvent réduit à sa plus triviale expression, se soucie moins de l’objet que de sa réception par le sujet. Il est question de l’impact de l’objet sur la culture, et de sa position d’autorité: le nom de l’auteur, par exemple, a beau désigner une personne réelle, il n’est, pour le lecteur, qu’une appellation et une légende qui pèse de tout son poids sur le sens de chaque phrase, une voix. On doit cette analogie à Barthes («La mort de l’auteur», Le bruissement de la langue). Elle est juste si on la limite à des questions d’interprétation. Elle est funeste à une époque où le «tout n’est que texte», même la biographie, ne saurait être compris autrement qu’en élément de star system. Car bombardés de mots et d’images qui en sont à la fois l’écho et l’origine, nous lisons de plus en plus en surface, isolant quelques phrases, nous répandant en faux débats et vrais procès. Preuve s’il en est que notre rapport à l’imprimé a changé.

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J’ai sur mon bureau une épouvantable cochonnerie. Les Enfants de la matrice tome 2 ou comment une race d’une autre dimension manipule notre planète depuis plusieurs millénaires est la traduction de Children of the Matrix, d’un certain David Icke. Icke, fou furieux ou crapule dangereuse, a pour profession de faire peur au monde. Et moi qui croyais qu’il fallait être président du camp du NON ou diriger les États-Unis pour ça.

Le livre démarre par un raisonnement d’une logique implacable: «si le monde d’aujourd’hui est régi par des reptiliens changeant de forme à volonté et par leurs lignées, nous devrions pouvoir relever dans leurs activités actuelles des traces qui [sic] coroborent [re-sic] les récits anciens». Évidemment, David en a trouvé, «et en abondance». Les Clinton, les Bush (Icke ose même présenter George père, en page 138, «comme un reptilien changeur de forme et l’un des plus célèbres meurtriers d’enfants»), les Illuminati, les entités grises, les sectes sataniques, la pédophilie, une foule de paralogismes antisémites, tout est servi pêle-mêle, dans une soupe indigeste que l’on arrose à grands traits de témoignages sortis de e part et de liens flagorneurs avec la culture populaire. En plus du titre et de la couverture, qui sont des allusions putassières au film The Matrix, on apprend notamment d’une certaine Christine Fitzgerald que la princesse Diana «appelait les Windsor les reptiles et les lézards», et que ceux-ci, lorsque leurs visages apparaissent dans notre dimension, peuvent ressembler à Darth Maul, «de la Guerre des Étoiles». Même Guylaine Lanctôt, ce médecin radié pour avoir contesté dans un ouvrage douteux les mérites de la vaccination, y passe. Car cette technique n’aurait pour but que de contrôler, par la maladie, la surpopulation. C’est d’ailleurs avec Mme Lanctôt que David Icke est le plus vache: il la couvre d’éloges.

Enfin, cerise sur le sundae, le SIDA n’est qu’un «petit virus sans force» (p. 233). C’est la trithérapie qui tue.

Produit d’une culture sans filtre, sans autorité, où une «paire de bottes vaut Shakespeare» (Finkielkraut, La défaite de la pensée), ce dangereux tissu d’aberrations est pris au sérieux par bien des gens. On devrait ne pas parler de gens comme David Icke, et les laisser s’éditer eux-mêmes. En attendant, sans trop d’espoir, que ces détrousseurs d’âmes malades se taisent en chœur, je crois tenir ma vengeance.

Sur la quatrième de couverture, on voit la photo de David Icke. Il sourit à pleines dents.

Ha! les reptiliens vont le reconnaître!

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