Toute la beauté?

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Titre séduisant et joufflu: 100 000 ans de beauté. Illustrations éloquentes. Décors variables. Édition en cinq albums de gabarit croissant dont se louera toute belle table à café. Textes clairs et complémentaires. Opinions alertes et parfois divergentes. Signatures d'auteurs de haut savoir. Pourvus de ces atouts, Gallimard et L'Oréal auraient-ils apprivoisé enfin la notion de beauté? Ils en ont au moins offert une approximation crédible.

Ces cinq albums, en effet, emportent l’adhésion: l’huma­nité a honoré la beauté bien avant Chanel et
Armani, Revlon et Avon, Dior et Helena Rubinstein. Les grottes du lointain paléolithique le crient de toutes leurs couleurs. Et les ères postérieures ont rivalisé avec ces premières images, chaque millénaire montrant que la beauté excelle à diversifier ses visages et ses arguments. L’espace s’accorde d’ailleurs avec le temps: ici ou là, la beauté obéit à d’autres critères, jamais elle ne se laisse oublier. Les albums reflètent les siècles comme les pays.

Il n’est pourtant pas dit que la beauté qui emplit ces pages dise tout. L’épiderme s’y fait valoir, séducteur, mais peut-être masque-t-il, sans jeu de mots, ce que la culture et les sentiments diraient de la beauté. L’évolution suivie par l’idéal athénien de la perfection est typique à cet égard. Au départ, il fallait être beau et bon (kalos kai agathos). Puis, les mots se sont télescopés, l’esthétique et la
noblesse de cœur ont fusionné et un raccourci est né: kaloskagatos. L’esthétique y triomphe et 100 000 ans de beauté le confirme: le kaloskagatos accorde préséance au corps. L’élégance morale? On la présume présente dans le corps poli et astiqué.

Une surprise guette lecteurs et lectrices: c’est par dizaines qu’interviennent les universitaires plongés dans l’étude des mœurs cosmétiques et des mille auxiliaires de l’embellissement corporel. 100 000 ans de beauté le démontre: le domaine intéresse toute la planète. Le nombre de textes en provenance de L’Oréal, du gouvernement français et d’Air-France invite cependant à tempérer l’enthousiasme: le survol n’échappe pas à l’œil des commanditaires.

Le cinéphile retrouvera à leur plus beau les monstres du septième art: James Dean, Marlon Brando, Rita
Hayworth… Les photos bannissent tout doute quant à leur influence sur la conception populaire de la beauté.

Visiblement, Dean savait mettre les filles en transe et Brando arborait un bien troublant t-shirt. Avec raison, 100 000 ans de beauté leur consacre beaucoup d’espace. Il faut pourtant assigner l’histoire et l’économie. D’une part, Brando n’a pas eu à populariser le t-shirt, car le lobby texan du coton que décrit Pietra Rivoli dans Les aventures d’un tee-shirt dans l’économie globalisée tirait déjà ses ficelles. D’autre part, ces belles gueules purent compter sur des plumes et des caméras de génie. Brando jouait Tennessee Williams (Un tramway nommé désir), Kazan réalisait On the Waterfront, Dean, dans East of Eden, partait de Steinbeck, Camus traduisait Sanctuaire de Faulkner… Brando, Dean, Palance avaient tous étoffé leurs avantages épidermiques à l’Actor’s Studio. À l’époque où la télévision de Radio-Canada respectait encore sa vocation culturelle, Jacques Godin, acteur dans l’adaptation télévisuelle de Des souris et des hommes, puisait lui aussi dans Steinbeck. L’Oréal et Gallimard, en isolant la beauté physique de ses soutiens culturels et professionnels, lancent, peut-être à leur insu, un défi à notre temps, celui d’aimer la beauté dans sa connivence avec l’humanisme.

Bibliographie :
100 000 ans de beauté, Collectif dirigé par Elisabeth Azoulay, Gallimard, 5 volumes (Préhistoire, Antiquité, Âge classique, Modernité, Futur) 1 500 p. | 270$
Sanctuaire, William Faulkner, Folio, 384 p. | 14,95$
Des souris et des hommes, John Steinbeck, Folio, 194 p. | 7,95$
Les aventures d’un tee-shirt dans, l’économie globalisée Pietra Rivoli, Fayard, 358 p. | 34,95$

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