Solitaire Gabrielle Roy

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Il y a trente ans décédait Gabrielle Roy. Dans ses notes, elle laissait l’embryon de ce qui devait prolonger La détresse et l’enchantement et ouvrir l’étape suivante de son autobiographie. Le titre frappe : Le temps qui m’a manqué (Boréal). Jugement étonnant, car jamais Gabrielle Roy n’a cessé d’écrire. Quel tyrannique métier que celui-là : on lui sacrifie tout et il en demande davantage!

La mère de Gabrielle Roy avait eu l’intuition de ce drame. Qu’on relise Rue Deschambault (Beauchemin) :

« Maman me dit :
— Pourquoi t’enfermes-tu toujours ici? Ce n’est pas de ton âge.
Gabrielle révèle alors à sa mère que seule l’écriture l’intéresse.
Maman eut l’air tracassée. C’était pourtant sa faute si j’aimais mieux la fiction que les jours quotidiens. Elle m’avait enseigné le pouvoir des images, la merveille d’une chose révélée par un mot juste et tout l’amour que peut contenir une simple et belle phrase.
— Écrire, me dit-elle tristement, c’est dur. Ce doit être ce qu’il y a de plus exigeant au monde… pour que ce soit vrai, tu comprends!
Pénétrante intuition chez une femme peu scolarisée et qui vaquait aux mille tâches requises par une famille nombreuse et un mari vieilli et réduit au chômage.
— D’abord, il faut le don. […] Car on dit le don, mais peut-être faudrait-il dire : le commandement. Et c’est un don bien étrange, continua maman, pas tout à fait humain. Je pense que les autres ne le pardonnent jamais. Ce don, c’est un peu comme une malchance qui éloigne les autres, qui nous sépare de presque tous… »

Faisons vite la part des choses. Ne croyons pas trop facilement que Gabrielle cite sa mère mot à mot. Romancière dans l’âme, elle traite le réel en tremplin d’où s’élancent ses constructions. Elle l’intègre, puis l’interprète. Peut-être sa mère a-t-elle dit quelque chose comme « Pauvre petite fille! Tu vas trouver ça dur… » Peut-être Gabrielle a-t-elle prêté à sa mère les mots manquants, sans fausser sa pensée. Chez elle, l’écriture est d’abord écoute, puis création, attention au réel, puis dépassement. Observer et… oublier le reste; puis écrire et… oublier le reste! Dans les deux cas, s’isoler.

Gabrielle Roy s’impose dès le départ l’absolue fidélité aux lois de l’écriture. Quand elle porte le regard sur son environnement, qu’il s’agisse du pluvier kildir ou d’un enjeu planétaire, aucune distraction n’est la bienvenue. Elle regarde, note, se penche même sur le plus futile. De même, pendant des semaines, Zola vécut près d’une mine et s’en imprégna; c’était la phase du regard. Puis, à partir de piles de notes, il rédigea Germinal; c’était l’autre versant du métier. Les mineurs s’étaient livrés à Zola et Zola avait malaxé ce matériel selon son génie. Bernard Clavel, magnifique romancier aux brassées de titres, n’admettait personne dans son antre pendant l’avant-midi; seul son chien trouvait grâce. Quand Simenon, satisfait de sa recherche, « entrait en écriture », c’était la tornade : huit ou dix jours suffisaient, mais il les passait dans sa bulle.

Lorsqu’il est question des romans de Gabrielle Roy, on oublie souvent qu’elle élabora ses premiers textes à partir d’enquêtes minutieuses, patientes, scrupuleuses. Ses reportages, tirés de la Gaspésie ou des Prairies et destinés souvent au Bulletin des agriculteurs, témoignent de la rigueur de ses enquêtes et de sa capacité d’étonnement. Bonheur d’occasion résulte de promenades sans fin dans un Saint-Henri dont elle voulait tout savoir. Écrire venait après.

Mais sa maman avait raison : écrire, c’est presque « une malchance qui éloigne les autres ».

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