Rigueur et transparence

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Le lundi 21 mars dernier, le gouvernement du Québec appelait le parlement en séance extraordinaire. Les libéraux n'étant pas en mesure de présenter un budget en date du 31 mars, le but de la convocation visait l'adoption d'un budget temporaire, pour une période réduite. On en conviendra, le travail de l'Opposition était pour le moins aisé...

La présidente du Conseil du Trésor opposait pourtant une assurance souveraine au souffle de suspicion du parlement. Si le gouvernement ne pouvait déposer un budget à temps, c’était uniquement pour ne pas verser dans l’improvisation : par souci de «rigueur», par désir de «transparence»1. Avec le climat politique actuel, on ne tiendra pas rigueur à Madame Jérôme-Forget de vouloir se faire transparente. Mais restons-en au texte, à ces mots, qui, comme tous les lieux communs, comme «Michelle, ma belle», «vont très bien ensemble». Faites l’exercice : entrez «rigueur» et «transparence» sur un moteur de recherche. On obtient un peu de tout, des quatre coins de la Francophonie : procès-verbaux, publicités, textes corporatifs, lettres ouvertes. Preuves que ces termes hantent notre époque.

On se souvient bien de la chute, moins de la montée de Mikhaïl Gorbatchev. La mémoire de qui s’intéresse à l’actualité d’une oreille distraite a pourtant retenu du flou de cette ère fluo deux mots: «Perestroïka» et «Glasnost». Dans l’ordre, «restructuration» et «transparence». Pour que ces expressions russes traversent le rideau de fer des langues, il fallait que nous possédions, Occidentaux, la grammaire capable de les intégrer. Ces mots, déjà dans la bouche des dirigeants d’entreprise, font maintenant partie de notre langue commune. La lourde machine soviétique, qui s’abreuvait à la même source imaginaire que les grandes entreprises occidentales, est remplacée dans nos psychés par l’État providence. Finis les grands changements, les barouds d’honneur, la ritournelle des sièges en jeu. Nous sommes dans une ère d’accommodation. Gérons d’abord, créons plus tard.

« Rigueur », dit le Nouveau Littré, désigne une « Dureté qui agit avec une sévérité inflexible ». Le terme qualifie le « Caractère d’un raisonnement auquel l’esprit ne peut résister ». Même âpreté dans le Petit Robert, qui ajoute un usage contemporain qui sied à ravir au discours officiel du gouvernement libéral : «Politique de rigueur : mesures économiques visant à comprimer les dépenses budgétaires […]». Dans le même dictionnaire, « Transparence », au sens restreint avec lequel on l’emploie ici, est « […] ce qui est visible par tous, public ». Le Littré, enfin, nous offre une acception plus fertile : « Qui laisse apercevoir un sens caché ». En exemple, une phrase de Rousseau : « Son cœur transparent comme le cristal ne peut rien cacher de ce qui s’y passe ».

Poursuivons avec l’auteur des Confessions, dont voici l’ouverture : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi ». Rousseau entend faire preuve de « transparence » («un homme dans toute la vérité de la nature»), et il compte s’y prendre mieux que quiconque. Il n’y a pas matière à s’étendre à nouveau sur la vanité ou l’authenticité de ce projet autobiographique. Notons simplement qu’il suffit d’ordinaire d’annoncer la « transparence » pour y glisser la couleur que l’on veut. Sans restreindre à cela la portée de ce grand texte, le premier détournement de lieu commun de « Jean-Jacques » est la référence à saint Augustin. Rousseau fait certes l’histoire d’une conversion, mais c’est celle de l’opinion à sa condition de victime : « la naissance fut le premier de mes malheurs », « la fatalité de ma destinée », etc.

Une stratégie, à l’échelle de la fiction cette fois, qui fait songer aux romans d’espionnage. Je pense à un autre Jean-Jacques, Pelletier celui-là, à sa série « Les Gestionnaires de l’Apocalypse ». Dans une scène du premier tome de Le Bien des autres, l’archevêque de Montréal rencontre monseigneur Ignatus, chef des services secrets du Vatican. La mission dont il est question est digne de l’homonyme du fondateur des Jésuites : elle vise l’infiltration de l’Église de la Réconciliation universelle. Or, la couverture de l’agent paraît plus grosse que le mystère qu’elle cache : enquêter sur les cas d’abus sexuels commis par des prêtres. Par le scandale, on parviendra à préserver le secret.

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Cette « transparence », en littérature, a donné lieu au meilleur comme au pire. La part rigoureuse en est le thriller, les intrigues complexes. À l’origine de l’essai, la part maudite de ce fantasme d’authenticité a progressivement glissé jusqu’à ne plus être qu’un chassé-croisé entre ce que le lecteur sait de l’auteur et ce que le texte lui signifie. Un jeu de chat et de souris qui revêtent tour à tour le masque de l’autre, un message publicitaire qui balance entre le coupé sport et la jolie fille sur le capot. Une littérature de Reality Show.

Je n’ai sans doute pas assez vécu. Je n’ai sûrement pas assez lu. Mais cette façon de prétendre à la limpidité me ramène loin en arrière, au personnage qui représente peut-être le mieux la manipulation par les mots : à Ulysse, héros chez qui la ruse et l’éloquence n’excluait pas la prudence ; héros qui paiera cher sa vanité. Je ne me souviens pas qu’Homère ait cherché à le peindre « rigoureux » et « transparent ». Sage retenue. Car, en cette époque bénie, les dieux, tout comme le public, ne demandaient pas à voir ainsi s’étaler les tripes. Ils faisaient la distinction entre des volutes sacrificielles et un écran de fumée.

1Voir le Journal des débats : www.assnat.qc.ca

Bibliographie :
Le Bien des autres, t.1, Jean-Jacques Pelletier, Alire, 2003, 19,95 $
Les Confessions, Jean-Jacques Rousseau, Folio, 1995, 13,75 $
Confessions, Saint Augustin, Seuil, coll. Points, 17.95 $

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