Primés et déprimés

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Plus que le «Deux fois bravo !» d'un film mettant en bobettes Angelina Jolie, le «meilleur roman de l'année» sur la quatrième de couverture oriente notre lecture de façon tranchée. On peut renifler l'arnaque ou être séduit. Il n'en reste pas moins qu'on prête un peu plus attention au commentaire et à son signataire.

La distinction littéraire est d’abord affaire de noms : de ceux qui nous élisent, de ceux, ensuite que l’on porte et portera soi-même. On peut refuser, ainsi, d’être statufié vivant au nom de la liberté de parole : «Ce n’est pas la même chose si je signe Jean-Paul Sartre ou si je signe Jean-Paul Sartre prix Nobel», écrivait l’auteur des Mots en déclinant le Nobel de littérature (1964).

On peut aussi refuser parce qu’on ne voit guère d’intérêt à être maillot jaune d’une course sans fin. Le 9 mai dernier, Wajdi Mouawad levait le nez sur le Molière du «meilleur auteur francophone vivant», attribué pour Littoral. «Je ne suis pas à l’aise avec l’idée de recevoir un prix pour avoir été mis en compétition avec d’autres artistes1», écrivait Mouawad, profitant de l’occasion pour demander aux directeurs de théâtre un peu plus de considération pour les auteurs. Ayant fait l’objet d’une adaptation cinématographique l’an dernier, Littoral n’a plus guère besoin de reconnaissance symbolique. Créée en 1997, la pièce fait présentement l’objet d’une mise en scène de Magali Leiris. Sa publication chez Actes Sud/Leméac avait en outre valu à Mouawad le prix du Gouverneur général en 2000.

Le but d’un athlète est d’être le meilleur. La mesure de sa valeur est le rang qu’il occupe parmi ses pairs. Rarement le vainqueur refuse-t-il la médaille ; c’est cette dernière qui lui échappe, parfois, après reprise vidéo ou quelque test d’urine. Déterminer qui est le meilleur coureur du monde est déjà difficile. On peut à peu près s’entendre lorsqu’on ajoute une catégorie : le meilleur coureur de 100 mètres, le meilleur lanceur de poches-avec-des-petits-pois-gelés-dedans. Le «meilleur auteur francophone vivant» ? Meilleur auteur de quoi ? de dialogues romanesques entre un jardinier et une postière ? Ce n’est, du reste, même pas évident de comparer les auteurs morts, qui ont au moins l’avantage d’avoir leur oeuvre derrière eux.

On fera les marathons d’écriture qu’on voudra. La vraie reconnaissance littéraire, elle, n’a pas plus affaire avec le culte de la performance qu’avec la dictature des fonctions naturelles. Le but d’un auteur est souvent d’être lu. Il se résume quelquefois à celui d’écrire.

*

Il me faut confesser que je n’avais jamais entendu parler de Jean Carrière avant sa mort, le 7 mai dernier. Je le confondais avec Jean-Claude, qui n’est pas son plus proche parent. Enfin. Jean Carrière publie, en 1972, L’Épervier de Maheux (Robert Laffont). Il gagne le Goncourt. Un tabac. Plus de deux millions d’exemplaires vendus. La gloire… et la chute. Plume sèche, doute morbide, dépression. En 1987, il expliquait dans Le Prix d’un Goncourt ne s’être jamais remis de l’ambiguïté qui entoure le prix littéraire : «Le prix Goncourt est l’archétype de l’arme à double tranchant, et la tâche la plus urgente, pour un écrivain qui l’a obtenu, est de s’en blanchir par l’oubli». Les mains liées à l’attente des deux publics, celui qu’il faut satisfaire et celui qu’il faut décevoir, qu’écrit-on, après avoir reçu un tel prix ? Le même livre, ad nauseam. On signe Jean Carrière, prix Goncourt.

Pascal Lainé a survécu à sa Dentellière, Goncourt 1974. Plus coriace, il n’a jamais cessé d’écrire. De bons romans sans prétention, des scénarios efficaces, des pamphlets tout en crocs. Parus récemment, ses Casanova, dernier amour et La Presque reine sont des bijous. Ils n’ont toutefois jamais approché du succès de son roman primé. Dans Sacré Goncourt !, le double de Lainé s’explique à un journaliste qui lui commence sans rire une entrevue par le sempiternel « comment on se sent » de la petite musique du prix. La Dentellière ? «je voulais atteindre à un tel niveau de niaiserie, à un tel sommet de conventionnel, qu’on ne pourrait pas manquer d’apercevoir mon intention : déranger, justement, provoquer, faire sourire… Mais il paraît qu’on a pleuré dans les chaumières».

À condamner, les prix ?

L’inimitable Céline, Renaudot 1932 pour son Voyage au bout de la nuit, pensait plutôt qu’il suffirait d’en donner à tout le monde : «Une grande part de l’inquiétude contemporaine, dont trop de mauvais livres se font l’écho, est attribuable peut-être à la relative rareté des prix littéraires. Qu’on en crée d’innombrables !»

Bonne idée ! Comme ça, moi aussi j’aurais un prix à refuser.

1«Wajdi Mouawad refuse un Molière» : www.radio-canada.ca/culture, 10 mai 2005.

Bibliographie :
L’Épervier de Maheux, Jean Carrière, Robert Laffont, 42,95 $
Le Prix d’un Goncourt, Jean Carrière, Robert Laffont, ?
Le Style contre les idées, Louis-Ferdinand Céline, Complexe, ?
Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline, Folio, 19,95 $
Casanova, dernier amour, Pascal Lainé, Le Livre de Poche, 9,95 $
La Dentellière, Pascal Lainé, Folio, 12,95 $
La Presque reine, Pascal Lainé, Fallois, 34,95 $
Sacré Goncourt !, Pascal Lainé, Fayard, 22,95 $
Littoral, Wajdi Mouawad, Actes Sud/Leméac, coll. Papiers, 22,95 $

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