Monter au front

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Deux fléaux différents mais interconnectés affligent notre monde de l'information : la concentration de la presse et la désinformation. Bout à bout, ces deux maux rendent héroïque le « devoir d'information » qui, en contexte délibérément guerrier, départage ceux qui s'inquiètent et les obéissants légumes. Si s'informer est possible, c'est au livre qu'on le devra.

C’est, par exemple, grâce au Dictionnaire de la Seconde Guerre mondiale (Larousse, 1979, tomes 1 et 2) qu’on saura ce que la Chine a fait avant 1945 pour mériter un siège permanent au Conseil de sécurité. On y apprendra que les États-Unis intervenaient dans l’affrontement entre le Japon et la Chine bien avant Pearl Harbor. Et le Day of Deceit de Robert B. Stinnett (Simon & Schuster, 1999) laissera des doutes sur un certain Roosevelt et sur sa « surprise » lors de l’attaque japonaise. Et lire Camus à Combat (Cahiers Albert Camus, Gallimard, 2002) aidera à interroger l’ONU.

Le livre rappellera qui était Henry Kissinger, l’homme chargé par Bush d’expliquer les cafouillages du contre-espionnage américain avant septembre 2001. Entre autres ouvrages, celui de William Shawcross, recommandé par Jean Lacouture : Une tragédie sans importance. Kissinger, Nixon et l’anéantissement du Cambodge (Balland/France Adel, 1979). Ou encore, sur conseil de John Le Carré, L’Innocence perdue de Neil Sheehan (Seuil, 1990).

Dans chaque cas, l’adage se confirme : la première victime de la guerre, c’est l’information. Le mensonge et la manipulation seraient-ils donc aujourd’hui au poste comme dans n’importe quel conflit ? Non, ils sévissent plus que dans toute autre période de rhétorique guerrière. Parce que les médias sont regroupés et désormais plus faciles à homogénéiser et à intimider. Parce que le démarchage et les relations publiques produisent un tonnage industriel de rumeurs invérifiables. Parce que, dans la foulée hystérique de septembre 2001, de nombreux pays, dont le nôtre, ont promulgué des lois qui encouragent l’autocensure, bâillonnent les critiques, affadissent la démocratie. « Finalement, écrit Gore Vidal, les dommages que Oussama et ses amis peuvent nous causer — même s’ils ont déjà été terribles — ne sont rien comparés à ce qu’ils ont fait à nos libertés. » (La Fin de la liberté, Rivages, 2002, p. 30). Désinformation prévisible, mais accrue.

Vision idyllique de ce qu’était l’information et regard désabusé sur les ratages de la jeune génération ? J’en parlerai à mon psychiatre. D’ici à son verdict, opposons le comportement de la presse américaine à l’époque de la guerre du Vietnam et des Pentagon Papers et la complaisance actuelle des mêmes médias, New York Times et Washington Post compris. Les médias d’alors se relayèrent pour publier les documents secrets que la Maison blanche frappait d’interdit ; ceux d’aujourd’hui font assaut de servilité pour nier que le roi est nu. Oui, la désinformation est pire que jamais, le recours au livre plus nécessaire que jamais.

Mais, dira-t-on, le livre aussi peut mentir. Bien sûr et point n’est besoin de ressusciter ce vicieux canular qu’était Le Protocole des sages de Sion. Je serais même tenté de dire que les religions fondées sur un seul Livre sacro-saint, qu’il s’agisse de la Bible, du Coran, de l’Évangile, de la Tora ou du Talmud, comptent parmi les forces les plus asservissantes à avoir marqué l’histoire. Une seule réplique à ce doute : le livre n’est libérateur qu’à condition d’être multiple, divers, morcelé en innombrables signatures. Le livre peut encore cette diversité, les médias en sont incapables.

Mais le livre coûte cher, dira-t-on. Moins qu’un quotidien consacré aux potins. Moins que les mirages de Loto-Québec. Moins que l’abonnement aux canaux inutiles du câble. Moins que la substitution d’un 4X4 polluant à une voiture civilisée. Mais le livre, c’est vrai, peut coûter presque aussi cher que l’ignorance.

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