Malléable Histoire!

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L'Histoire a bon dos et certains en abusent. Ainsi, on déforme la Bible quand on convertit ses contes en certitudes historiques. D'après la Genèse, «Dieu sépara la lumière des ténèbres» dès le premier jour, mais Il n'installa le système d'éclairage (le Soleil et la Lune) que le quatrième jour. Peu logique. Beau conte, mais Histoire bancale.

John le Carré fait le contraire. Dans La constance du jardinier, il décrit si bien les magouilles
d’intérêts pharmaceutiques qu’on croit baigner dans l’Histoire. Puis, en trois pages, il affirme que cela n’est qu’une histoire: «En ces temps maudits où les avocats dirigent le monde, je dois multiplier ainsi les démentis, en l’occurrence totalement sincères. Aucun personnage de ce roman, aucun organisme ni aucune société, Dieu merci, ne m’a été inspiré par une personne ou une organisation existante…». L’Histoire? John en ignore tout.

Simone de Beauvoir aussi sait maquiller l’Histoire en inoffensif roman. Dans Les mandarins (1954), elle décrit la France de l’après-guerre, mais surtout l’affrontement entre son vertueux copain Jean-Paul et l’arriviste Camus. Intervention masquée de l’Histoire dans le différend des Temps modernes. Et Simone attendra dix ans avant d’avouer qu’il y avait de la petite histoire dans sa grande Histoire.

Faut-il ériger un mur berlinois ou israélien entre l’Histoire et le roman? Ce serait stupide et
frustrant. On interdirait alors à Jeanne Bourin d’unir Abélard et la Très sage Héloïse (1980). Et nous serions privés des légendes qui ornent l’Histoire. L’une, savoureuse, prétend qu’au moment où l’on enterra Héloïse auprès de son cher Abélard décédé, lui, des décennies plus tôt, le squelette de l’ancien amant se tourna vers elle et lui ouvrit les bras: légende embellissant l’Histoire.

Le récit biographique, tel que le pratique la maison XYZ, rapproche l’Histoire vérifiable, toujours laconique, et le quotidien inaccessible des célébrités. XYZ évite l’équivoque en multi­pliant sources et références, mais laisse le biographe combler les vides. Il en résulte parfois des réussites mi-Histoire mi-recréation. Exemples: quand André Brochu parle de Saint-Denys Garneau (Le poète en sursis, 1999) ou André Vanasse de Gabrielle Roy (Écrire une vocation, 2004).

À interdire toute osmose entre Histoire et création littéraire, on se priverait de l’humour de Luc Baranger. À l’Est d’Eddy, c’est une série d’amen­dements aussi ingénieux qu’iconoclastes apportés aux biographies classiques de James Dean, d’Hemingway, de Landru… Personne ne croira que James Dean était un «gros pédé» (p. 132), et Baranger fait plaisir en décrispant l’Histoire.

Il arrive cependant que l’Histoire, fatiguée des accommodements déraisonnables, freine de tous ses pneus d’hiver. L’Affaire Michaud est de ces livres qui rappellent les droits de la vérité. Historien rigoureux, Gaston Deschênes y re­constitue, à notre grande honte, un impensable dérapage de l’Assemblée nationale. Avec une unanimité qu’envierait Panurge, nos élus de 2000 ont condamné Yves Michaud pour des propos antisémites qu’il n’a jamais tenus. Plusieurs médias ont eux aussi blâmé Michaud sans vérifier. Gênant. Peut-être pour maintenir cette belle tradition, tel quotidien d’aujourd’hui a publié la photographie d’Yves Michaud au lancement de L’Affaire Michaud, en ignorant que le livre était de Deschênes… L’Histoire, Michaud et Deschênes méritent mieux.

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