Lire utile

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Je ne lis pas pour me sauver du monde, mais plutôt pour y plonger. Tête première.

Avec le temps, cette idée de lire « utile » vire presque à l’injonction.

Comme plusieurs de mes contemporains, il m’en coûte toujours un peu plus, d’année en année, pour m’arracher au déficit d’attention qui me fait constamment bondir vers mon téléphone, comme si ma vie en dépendait, ou me lever pour me faire un café, ou du lavage, ou prendre en note un truc pour l’épicerie… Si bien que lorsque je touche à cet état de grâce qu’est devenue la concentration nécessaire pour absorber de la littérature, ce temps raréfié atteint le statut de matériau précieux; je le dépense donc avec un certain scrupule.

Mon attitude envers la lecture a sans doute à voir, aussi, avec le fait que mon temps de cerveau (aussi connu sous le nom de « réflexion ») est généralement consacré à l’enquête permanente qui consiste à mieux comprendre le monde, à trouver des liens entre les choses, les exposer, les raconter. C’est donc beaucoup mon obsession de la performance qui commande cette inclination pour des lectures qui éclairent ma piste dans cette recherche de sens qui est un peu mon métier.

La performance. C’est le thème central du second roman de Jean-Philippe Baril Guérard, titré Royal (Ta Mère) et avalé en quelques grandes lampées avant Noël. Un remarquable exemple d’une littérature qui soutient l’effrayant regard du pire et qui donne accès à l’esprit de l’Autre. Ici, celui d’une petite frappe que le pouvoir et l’argent font bander bien plus encore que sa blonde. Un gosse de riche, étudiant en droit, promis au panthéon des affairistes, gâté pourri jusqu’à la moelle, héritier soft des univers de poudre et de néon de Bret Easton Ellis.

On m’avait dit le plus grand bien de Sports et divertissements (Ta Mère), du même auteur, que je me suis empressé d’aller lire ensuite pour réaliser que la force de Baril Guérard, c’est sa capacité de faire entrer le réel du fond par la forme. Les dialogues réalistes, habilement rythmés. Les références aux marques, aux balises culturelles. Cette manière de planter le décor pour mieux faire comprendre que la brutalité de ses personnages est d’une telle banalité qu’elle les rend parfaitement abjects. Et le monde qui les produit, lui aussi.

L’ennui, d’ailleurs, c’est que si ses protagonistes, que l’on déteste, parlent le même langage que nous et habitent un univers qui nous est si familier, on finit par se dire que si on leur souhaite tout ce mal, c’est qu’ils incarnent quelque chose qui nous dégoûte, certes, mais nous terrifie aussi. Quelque chose comme notre mauvaise conscience.

Parce que le mépris de la comédienne de Sports et divertissements, l’obsession du corps qu’elle partage avec le jeune avocat de Royal, leur condescendance commune aussi, pour les « classes inférieures » de la société ou pour les plus faibles de leurs semblables, c’est celle que nous entretenons aussi pour d’autres. C’est le pire de nous, mais en condensé. Un shooter de pensées inavouables qu’on avale et qui brûle la gorge, qui nous affole et nous rassure tout à la fois. En résulte une petite haine de soi qui est aussi celle de ces personnages de fiction qui avalent le réel.

J’y repensais en lisant, pendant les Fêtes, I.G.H. (Calmann-Lévy, épuisé) de J. G. Ballard. Un roman qui a quarante ans, mais n’a pas pris une ride, et raconte comment les classes dites supérieures finissent par écraser celles d’en dessous. Ici, dans un édifice en hauteur où se joue une fable catastrophiste, cette tour d’habitation où les riches vivent au sommet devient littéralement l’architecture sociale d’une lutte insensée, à laquelle tout le monde se prête, se laissant glisser dans ce désir de violence qui nous habite et qui semble impossible à résoudre. Du moins, si on en croit la section consacrée aux commentaires dans les quotidiens en ligne et la situation politique des deux tiers de la planète.

Mais plus utile encore que la littérature-miroir de Baril Guérard ou que les récits d’une SF souvent prophétique chez Ballard (il faut absolument lire Que notre règne arrive pour mieux saisir le sursaut de la classe moyenne actuelle), il y a celle qui nous fait mieux comprendre les dérives des grands blessés de l’existence dont le destin est si loin du nôtre. Du mien, en tous cas.

Rien à voir avec les mièvres chroniques de human interest que les quotidiens nous servent désormais comme des tartines; David Vann propose avec Aquarium (Gallmeister) un récit fait de demi-teintes et de cruauté ordinaire. En quelques pages, il impose le ton de l’univers moribond de Caitlin, narratrice-enfant qui paye le prix d’une facture sociale et économique contractée par sa famille. Dans un Seattle hivernal que Vann décrit avec une efficace économie de moyens, on suit la jeune fille qui traîne son cœur de sloche dans la grisaille permanente de quartiers industriels et d’un appartement minable.

On sait que ça va mal et que les choses iront en empirant au fil des pages. Car David Vann prépare toujours de mauvaises surprises à ses personnages. Mais s’il nous a habitués à l’horreur totale, il donne cette fois un autre visage au mal. Il en exhibe les racines et explore le potentiel de grâce d’un cœur jeté sous les roues des voitures. Et ce qu’il fait avec ces lambeaux de vie, ce n’est pas de la littérature. C’est de la peinture. C’est de l’ombre et de la lumière, avec un million de fines nuances.

Rien n’est clair, les choses brisées ne se réparent pas toujours, et l’espoir n’irradie pas pour faire fondre la neige des rues de Seattle. Aquarium est une affaire de beauté délicate, de confusion, de colère, d’amour malhabile : tout ce bordel qu’est la vie. C’est le détail par la fiction d’une architecture du cœur bien plus complexe encore que celle de nos sociétés et ses grandes tours que protègent des murs de certitudes.

On a beau la retourner dans tous les sens, on ne peut toujours pas saisir de quoi est faite cette vie…

L’investigation se poursuit donc. Livre après livre, comme autant d’indices qui pourraient m’aider à comprendre ce monde et ceux qui y vivent. Une enquête absurde, au fond, puisqu’on ne me donne jamais à voir qu’une parcelle d’âme, un bout de moi-même, un versant de quelqu’un d’autre, son bon ou son mauvais profil. Jamais le portrait en entier. Jamais une preuve irréfutable de quoi que ce soit. Le sens des choses nous élude toujours. Ce qui me prouve bien l’inutilité de toutes mes lectures, et les rend, finalement, inestimables. L’inutile est ce qu’il y a de plus précieux dans un monde obsédé par la performance.

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