Les nombrils barbelés

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On a proféré récemment tant d'inepties sur des thèmes tels que le racisme et les accommodements culturels qu'il est à la fois gênant et nécessaire de rappeler une évidence: les nombrils, pour centraux qu'ils soient, ne sont pas naturellement barbelés. Ils risquent cependant de le devenir si on accorde trop de place à ceux que le journaliste Gilles Lesage appelle les «humeuristes», ce sous-produit de la démagogie.

Le nombril barbelé, c’est celui de la personne qui se juge parfaite, en possession de l’unique vérité,
culturellement autosuffisante. Une telle personne, fière de ses mérites innés, n’admettra jamais que l’aération culturelle est une nécessité et que la libre circulation de la littérature entraîne forcément des changements sociaux. Les éditeurs aident à ce mouvement quand ils greffent à l’indispensable littérature nationale les œuvres créées par d’autres imaginaires. Tonino Benacquista (La Machine à broyer les petites filles, Tout à l’ego) bouscule nos perspectives. Horacio Castellanos Moya (La Mort d’Olga Maria, Le Dégoût, L’Homme en arme) impose une violence dont la révélation peut être salutaire. Gabriella Baracchi (La Robe de bure) et Giosuè Calaciura (Passes noires) déroutent et émeuvent. Aki Shimazaki (Tsubame, Hamaguri) parle autrement du racisme et de la bombe atomique. Les Nouvelles orientales et désorientées d’Ook Chung oscillent d’un genre littéraire à l’autre. Elle s’allonge à l’infini, la liste des créatrices et créateurs qui nous ont fait l’amitié de s’installer ici et de proposer des regards différents: Régine Robin, Sergio Kokis, Naïm Kattan, Pan Bouyoucas, Victor Teboul, Joël Des Rosiers…

Les nombrils barbelés protesteront: ils n’ont jamais proposé de fermer les frontières aux inspirations venues d’ailleurs. C’est vrai, mais ils voudraient accueillir l’œuvre sans le terreau de son géniteur, goûter le dépaysement du livre tout en échappant aux cultures étrangères: «Qu’ils écrivent, mais qu’ils ne touchent pas à la société d’ici!» Il y aurait, selon eux, déplorable contamination si les arrivants, en plus d’écrire pour notre plaisir, influaient sur notre cuisine, sur le sous-titrage des films, sur la symbolique religieuse… Tolérer de tels transferts, ce serait verser dans les accommodements déraisonnables.

Il faut pourtant constater que nos yeux sont parfois trop paresseux pour voir le changement. Il a fallu un Italien de passage au Québec, Maurizio Gatti, avec l’essai Être écrivain amérindien au Québec, pour révéler une série d’auteurs autochtones. Tout comme d’énormes efforts collectifs ont été nécessaires pour que nos yeux s’ouvrent et pour que l’on apprenne que le fédéralisme est mort et que le partage constitutionnel des responsabilités ne correspond plus à rien (Le Fédéralisme canadien contemporain, d’Alain-G. Gagnon).

Il faut quand même affirmer certaines limites, dira-t-on. Bien sûr. Les lois et les constitutions sont là pour cela. À tête reposée, en termes mesurés, une société a le droit et le devoir de dire, par exemple, par quel cheminement scolaire doivent passer tous les enfants et quels droits sont reconnus à chacun. Quant à tout ce qui n’est pas défini, que le bon sens s’en charge et que surgissent aussi souvent que
possible les accommodements raisonnables. Mais qu’on sache ceci: accepter un livre, c’est accepter l’auteur et quelque chose de sa culture.

Bibliographie :
La Machine à broyer les petites filles, Tonino Benacquista, L’instant même, 168 p., 12,95$
La Mort d’Olga Maria, Horacio Castellanos Moya, 10/18, coll. Domaine étranger, 176 p., 12,95$
Tout à l’ego, Tonino Benacquista, L’instant même, 160 p., 16,95$
La Robe de bure, Gabriella Baracchi, Les Allusifs, 72 p., 14,95$
L’Homme en arme, Horacio Castellanos Moya, Les Allusifs, 128 p., 16,95$
Le Fédéralisme canadien contemporain, Alain-G. Gagnon, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. Paramètres, 564 p., 44,95$
Le Poids des secrets : Hamaguri (t. 2), Aki Shimazaki, Actes Sud, coll. Babel, 120 p., 10,95$
Être écrivain amérindien au Québec, Maurizio Gatti, Hurtubise HMH, 224 p., 24,95$
Nouvelles orientales et désorientées, Ook Chung, L’Hexagone, 160 p., 16,95$
Tsubame, Aki Shimazaki, Leméac/Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 123 p., 18,95$

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