Le monde n’est qu’un conte

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En première année, je n'avais pas six ans, mais cinq ans et demi. On a les «demi» longs, à cet âge. Pourquoi ? Sais pas. Pourquoi ? Parce que. Pourquoi ne dit-on jamais qu'on a cinq ans et quart ? En voilà des questions à poser à un enfant de presque six ans ! Z'avez pas honte ?

Je ne savais pas lire. Mais je savais faire semblant que je savais. Je me souviens que Madame Pauline tentait de nous faire bégayer les sons des lettres. Moi, la phono… Arrivés à «kekek», je me suis mis à hurler «c», comme dans «je sais». Ça n’a pas impressionné mes camarades. Les veaux. J’ai toutefois attiré l’attention de Madame Pauline. Menacé de ma première retenue à vie, je me suis tenu tout entier sur ma moitié.

Et j’ai braillé que j’allais manquer Popeye.

*

Le numéro 28 du journal Le Libraire vient de paraître. Instantanés de la littérature jeunesse au Québec, les textes qui forment le dossier «La grande séduction» semblent faire l’unanimité sur l’importance du « conter » dans l’apprentissage de la lecture. Avant de transmettre les techniques, il faut nourrir l’imaginaire des enfants. Simple ? Non. Pas pour tout le monde.

Dans son texte intitulé « Coupable d’amour, condamné à la patience1 », Yves Nadon nous met sous les yeux un cas troublant. Le Programme de formation de l’école québécoise2 met l’accent sur l’importance de la lecture. Le schéma 5, «Français, langue d’enseignement», place au centre d’un diagramme d’objectifs entrelacés «Apprécier des œuvres littéraires». La toute première compétence qui doit être maîtrisée par les enfants est «Lire des textes variés». Or, les 350 millions de dollars destinés aux enseignants pour l’achat de manuels scolaires ne peuvent en aucun cas servir à acquérir… des livres. Le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport alloue déjà 40 millions à l’approvisionnement en romans jeunesse, recueils de contes, poésies. Pas un sou de plus. Pas de compromis possible. «C’est un peu comme si, pour encourager la pratique du vélo, on finançait les vélos stationnaires», explique Nadon.

Une pétition est jointe au texte. Lisez-la.

*

On donne le goût de lire par des histoires. Et si je faisais l’histoire de mon goût de lire ?

On a tous des vieux mythes, et pas seulement des boules à, dans les recoins de nos histoires de famille. Moi, il paraît que je feuilletais l’annuaire à même pas un an et demi. Aux dires de mes parents, mon amour de la lecture dériverait du mystère de ces pattes de mouche sur papier gris. Allez savoir. J’aimais bien jouer au docteur avec une cousine. Je ne suis pas médecin pour autant. Aussi, au nombre de photos où l’on me voit planté devant la télé, j’ai une toute autre idée concernant mes débuts de lecteur. Sur l’un de ces portraits, j’ai la face collée sur Claire Pimparé. Elle me parle, tiens. Qu’est-ce que tu dis, ma belle ? Mais… écoute-moi ! je te réponds !

À genoux, en grenouillère turquoise avec des pattes en plastique, j’apprenais sans doute que les hommes viennent de Mars et les femmes de la Caramilk. Mais, du même coup, je commençais probablement à piger qu’une communication pouvait ne pas être uniquement réservée à mon usage personnel. Que, loin d’être restreinte à la seule fin de satisfaire un besoin, elle pouvait bien au contraire faire croître ce besoin en désir. Le goût des histoires est une séduction. Elle vous détourne à jamais de l’immédiat, de la banalité de l’utile.

Ce que tu racontes, tout ça, ça tiendrait entre deux tranches de carton ? Tasse-toi, maman, que je le montre aux amis.

1 À lire ICI. Également dans le numéro 28 du journal Le Libraire, que vous avez de fortes chances de retrouver chez votre meilleur libraire.

2 Lancé par M. François Legault en 2001, le programme concerne les niveaux préscolaires et les deux cycles du primaire. On en retrouve des versions sur le site du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport : www.mels.gouv.qc.ca

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