L’enjeu? Pas Trump, nous

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Qu’ont en commun l’analyste australien John Pilger, la romancière québécoise Catherine Mavrikakis et le penseur libanais Khalil Gibran? Le courage d’affirmer la responsabilité sociale des intellectuels et des auteurs. Rappel vital de nos jours, tant plusieurs estiment plus tendance (?) de se dissocier du débat politique et de laisser l’État aux ordres de l’argent. « Moi, entend-on dans tel ou tel salon, ne me parlez pas de politique; je ne vote même pas. » Ce silence des auteurs prive la société d’un apport essentiel.

Le 16 janvier, juste avant l’accession de Trump à la présidence étatsunienne, Pilger affirmait qu’Obama avait préparé Trump : « En refusant de s’attaquer à la rapacité du capital transnational, les élites libérales ont éclipsé la voix des classes populaires et poussé les travailleurs blancs dans les bras des néofascistes » (Information Clearing House). Pour susciter la lucidité et la protestation, dit-il, notre temps n’a pas pu compter sur des équivalents modernes de Shelley défendant les pauvres, de Blake proposant des utopies ferventes, de Byron pourfendant la corruption des classes dirigeantes, de Carlyle et de Ruskin étalant le honteux bilan du capitalisme, de Virginia Woolf dénonçant l’accaparement de la richesse. Conclusion de Pilger : « Jusqu’à ce que la politique réelle se soucie des citoyens, l’ennemi n’est pas Trump, mais nous-mêmes. » Et Pilger de citer le poète russe Yevtushenko : « Quand la vérité est remplacée par le silence, le silence est un mensonge. »

Relire le puissant Ça va aller de Catherine Mavrikakis (Leméac, 2002) remet dans l’oreille un cri de frustration et de douleur. Pendant une moitié du réquisitoire, on y sert les pires reproches à l’adresse de l’indépendantisme québécois : « Et qu’y a-t-il de pire, de plus pitoyable, de plus triste qu’un peuple, québécois ou non, qui tente de se remonter le moral en se faisant accroire qu’il est capable? » Puis, on perçoit sous cette hargne la douleur furieuse de celle qui se sent exclue du projet québécois : « Qu’est-ce que je peux répondre, qu’est-ce que je peux dire à ces cons qui me traitent de néo-Québécoise? […] Ça fait quarante et un ans que je suis là avec eux, mais je suis encore néo. » À quelle altitude planent les élites politiques pour ignorer pareille plainte? Pour ne pas en adopter les accents? Quand les créateurs littéraires décideront-ils de chasser la fatigue politique qui étouffe ce demi-pays?

Quant à Khalil Gibran, on souhaiterait qu’il renaisse pour éclairer les punitifs qui, comme Sarkozy ou Hollande, voudraient dépouiller les terroristes de leur citoyenneté. Comme si jamais la France – ou le Canada ou les USA – n’avait enfanté de tels rejetons. Lisons Gibran : « Souvent je vous ai entendu parler de celui qui commet une mauvaise action comme s’il n’était pas l’un des vôtres, mais un étranger parmi vous et un intrus dans votre monde » (Le Prophète, Casterman, 1956). Pourtant, affirme Gibran, « […] le mauvais et le faible ne peuvent tomber au-dessous de ce qu’il y a également de plus bas en vous ». Le mal est en nous tous. Parce que, « de même qu’une seule feuille ne jaunit qu’avec le silencieux assentiment de l’arbre entier, ainsi le malfaiteur ne peut agir mal sans le secret acquiescement de vous tous ».

Si un pays aussi doué que les USA n’a à proposer que l’alternative Trump/Clinton, les plus qualifiés pour nous rappeler que « le juste n’est pas innocent des actions du méchant », ce sont les poètes, les romanciers, les lucides créateurs de la culture. Qu’ils parlent et nous réveillent.

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