L’exploréen de Gauvreau est un langage moins hermétique que l’écrit pour un nombre considérable de nos concitoyens. Plus d’un million, si on se fie aux statistiques officielles. « Au Québec, une personne sur cinq, soit 19% de la population, est susceptible de se retrouver dans une situation où elle éprouvera de grandes ou de très grandes difficultés à lire et à utiliser l’écrit. » S’en remettre aux photos pour déchiffrer les nouvelles, faire l’épicerie en se fiant aux images, signer des contrats en toute vulnérabilité, entre autres choses.

Même s’il est exagéré d’affirmer que la moitié de la population est analphabète, les dernières statistiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), mises en perspective par la Fondation pour l’alphabétisation, confirment que « moins d’une personne sur deux (46,8%) au Québec est susceptible de démontrer la maîtrise de compétences en littératie la rendant capable de lire en vue d’apprendre, de comprendre, d’agir ou d’intervenir en toute autonomie ». À l’heure des fausses nouvelles, des montées du populisme et d’un rejet de la science de plus en plus marqué, ces chiffres m’effraient.

Mylène Rioux ne me rassure guère. La directrice générale du Centre d’éducation populaire de l’Estrie (CEP) confirme mon impression : le gouvernement ne panique pas pantoute. Plutôt que d’investir massivement pour valoriser la lecture, reconnaître l’expertise des intervenants sur le terrain et donner des moyens conséquents au réseau des organismes en alphabétisation, il s’obstine lui-même : « Le ministère de l’Éducation et celui de l’Immigration se renvoient la balle sans arrêt pour tout ce qui concerne les immigrants analphabètes. Quels budgets relèvent de la francisation versus de l’alphabétisation, qui devrait prendre en charge tel service, financer tel programme, etc. » Une querelle stérile. Surtout quand on sait que la plupart des immigrants sont déjà scolarisés à leur arrivée et affectent peu nos statistiques nationales. Le problème n’est pas là. L’éducation populaire de qualité devrait être accessible à tous, à toutes et partout. En attendant la manne, on envoie voter des citoyens incapables de comprendre le propos d’une chronique ordinaire d’un journal populaire.

« L’alphabétisation s’inscrit dans une problématique plus large, un certain mépris pour la littérature et l’éducation au Québec. Si on pouvait retrouver des livres dans toutes les maisons, si on distribuait des paniers littéraires avec les paniers de denrées, on pourrait aussi nourrir l’esprit. On ferait une véritable éducation populaire. » L’idée me plaît. Avec chaque livre de farine, on place un livre dans la boîte; j’en appelle aux mécènes! « Le défi, c’est de rejoindre la famille vulnérable, celle qui ne fréquente pas les CPE, les organismes communautaires et qui vit dans l’isolement. » Prendre le problème à la base, donc, question de favoriser des générations d’électeurs plus éclairés…

Que lisent ceux qui ne lisent pas, Mylène? « Difficile de trouver des livres pour les nouveaux lecteurs adultes. Si c’est facile à lire, il risque d’y avoir des princesses dedans! » Le CEP a recensé 200 livres aux phrases courtes, conjuguées au présent, qui permettent de faire de l’alphabétisation sans infantiliser les participants. Je ne peux m’empêcher de lui demander quels sont leurs coups de cœur québécois. « Dans l’ordre décroissant, du plus difficile à lire au plus facile : Les gens heureux ont une histoire de Mylène Moisan, suivi de Florence et Léon de Simon Boulerice, Moments de maman d’Anne-Marie Dupras et Aaah!bécédaire d’Élaine Turgeon et Martin Laliberté. » Mes salutations aux collègues, et bravo pour ce palmarès un peu niché, mais glorieux.

À long terme, on s’en sort comment? Nul besoin de réinventer la roue, suffit d’y mettre l’épaule. Donner des moyens au réseau communautaire qui accueille déjà les analphabètes plus ou moins fonctionnels en recherche d’autonomie, c’est une première solution. Prendre le problème à la racine et s’assurer que nos enfants développent leur littératie, c’en est une autre. « C’est prouvé, quand on met des livres entre les mains d’un enfant avant que celui-ci n’ait 5 ans, on vient de diminuer considérablement le risque qu’il devienne analphabète. » Et voilà, merci, Mylène! Le rôle de la Fondation pour l’alphabétisation est primordial, avec des programmes comme La lecture en cadeau et la distribution de livres. Lire pour réussir, chapeauté par l’UNEQ, constitue un autre effort pour valoriser la lecture. Le programme Libraires en herbe de l’ALQ va dans le même sens. Sans compter toutes les initiatives des CPE qui installent des bacs de livres-voyageurs, les profs qui aménagent des coins lecture attrayants, les bibliothèques qui organisent des ateliers de création et des animations dirigées vers les jeunes vulnérables. Avec peu ou pas de soutien de l’État, une kyrielle d’organismes et d’organisations travaillent déjà à la suite du monde par l’alphabétisation et la valorisation de la lecture.

Et nous, les amoureux du livre, les aficionados de la littérature québécoise, on fait quoi? On soutient ces organismes par des dons, du bénévolat, de la promotion dans nos réseaux; on implante et alimente en bouquins de qualité les croque-livres de nos quartiers; on participe aux pressions sur le gouvernement pour un financement adéquat des organismes d’alphabétisation et on donne l’exemple, tout simplement : lire est un geste social, politique, ouvrons nos livres dans l’espace public! L’amour de la lecture ne s’impose pas, il se promeut et s’induit.

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