Indélébile lumière

33
Publicité

Ce monde manque cruellement de poésie.

Cela le rend difficilement habitable; du moment qu’on lui découvre la moindre étendue poreuse, une aspérité, un petit nœud même pas gordien ni rien, on s’empresse de sabler, vernir, recouvrir d’un tapis. Le monde est l’escalier du sous-sol qui mène vers un avenir de poussière, fait de souvenirs qu’on projette de rénover pour en sucer toute la substantifique patine.

Le monde manque de poésie. Dans les discours jovialistes des start-ups technologiques, les achats en ligne, les mairies coléreuses et les assemblées nationales où s’échangent des phrases embaumées annonçant l’incinération de chaque bonne idée.

La poésie se raréfie comme l’air en haute montagne. Y compris dans nos assiettes, soumises à l’invasion ricardesque. La bouffe dépoétisée, l’improvisation et l’instinct du vers libre, livrés à la dictature de la cuiller à thé. Nous avons perdu confiance en nous, en cuisine ou dans les rues ou les bois. Nous ne sortons plus du lit sans GPS. Y compris pour réfléchir : il y a toujours un chroniqueur pour nous habiller de prêt-à-penser, un algorithme pour nous indiquer de quel bord nous lever du bon pied et marcher au rythme de l’économie triomphante.

La poésie manque d’air à force d’être soumise aux comptes à recevoir et aux idées reçues.

Ce que ressent bien la narratrice de The Girls, d’Emma Cline. On a beaucoup parlé de ce roman pour le fond. Les sectes, Manson, la banalité de la violence. J’y ai surtout vu un portrait glaçant de l’Amérique en paradis perdu, des plus beaux esprits d’une génération, anéantis par la folie, comme déclamait Ginsberg.

Le roman de Cline avance dans un monde de lumière crue où l’espoir s’est tari et l’ennui nourrit la violence. La poésie? Elle n’est e part dans ce récit, mais partout dans cette habile prose. Un grésillement électrique qui habite la langue de ce roman, décevant sur le fond mais tellement réjouissant dans sa forme, laissant voir la poussière en suspension dans un rayon de soleil et la bêtise de l’adolescence dans son aveuglante splendeur. Tout cela au détour d’une phrase qui ferme la marche en battant le tambour.

Famille nucléaire. Amitiés atomisées. Incapacité de rejoindre les préoccupations banales de l’adolescence : orangeade, garçons et fêtes foraines. Cet entre-deux-âges qui rend un peu fou à force d’osciller entre la candeur de l’enfance et la brutalité du réel adulte.

Une vie d’adulte adultère.

Car s’il manque tant de poésie, ce monde, c’est qu’on nous a trompés, mentis. La promesse n’a pas été tenue. La vie n’a plus de sens et nous manquons de mots pour le dénoncer. Elle est une carte Air Miles qui menace de perdre tous ses points, le viol de notre fidélité consommatrice comme le retrait d’une ultime liberté.

Alors on crie, on hurle. Le réseau social comme défouloir. C’est le dépotoir où s’empile en commentaires le désespoir alimenté par le désir de choses aussitôt remplacé par un autre, sans jamais combler le trou noir qui aspire tout. Et toute la poésie.

Car comment faire pour accepter le discours qui nous dit que la vie est ailleurs quand la nôtre orbite autour d’un concept qui tourne à vide, mais sur lequel repose tout le sens du labeur quotidien? De l’endettement qui enfle en même temps qu’augmente le taux d’obésité. Se goinfrer avant la mort, quoi d’autre? Et pourtant, nous crions famine.

Les drames intimes nous rendent fous parce que nous ne savons plus nommer la douleur. Nous avons faim de mots. Si le petit livre de Charles Quimper (Marée montante, chez Alto) connaît pareil succès, c’est justement parce qu’il parvient à recoudre ensemble l’horreur et la beauté en phrases soignées et parfaitement rythmées qui jouent la troublante et douce musique de ceux qui souffrent.

Nous manquons de mots. Et nous ne savons pas en inventer, comme le fait la poésie.

Je suis sorti du spectacle Attentat, récemment, avec l’envie d’un autre gavage que celui que me promet ma carte Or… que j’ai cependant dû sortir pour acheter le recueil posthume de Geneviève Desrosiers : Nombreux seront nos ennemis (chez L’Oie de Cravan). Rien n’est gratuit. Pas même la poésie.

Sauf qu’elle tapisse l’âme plutôt que mes murs. Les poèmes de Desrosiers ont accompagné mes nuits, hanté mes rêves, je les ai bus par petites rasades, soir après soir, avant de me coucher.

Ceux de Richard Brautigan, eux, se dégustent en jouissantes collations, quand le jour penche. Entièrement réunis dans la superbe édition du Castor Astral, en version bilingue, ils forment cette masse qui colonise la table du salon et mon esprit.

Brautigan voit le monde avec des lunettes comme celles annoncées dans un emballage des gommes Bazooka de mon enfance. Elles lui permettent d’admirer l’ongle d’un passager dans l’autobus ou le passage de l’aube en y voyant plus que ce qui s’imprime sur la rétine. De la magie blanche. Du sens. La vie est ailleurs, il le sait, il y va et nous raconte. Comme, aussi, le narrateur de Quimper.

La jeune femme qui rejoint la secte meurtrière dans l’été californien de The Girls, elle, devine bien qu’il y a plus que les voitures et les maisons et les ventilateurs et que tout n’est qu’un bruit de fond où domine un cri, celui du désir d’être aimé.

Les poètes et les adolescents ont la sensibilité de sourciers mystiques et d’amoureux tragiques.

Ils donnent envie de psychotropes. À force de voir avec leurs yeux, on voudrait leurs lunettes de gommes Bazooka. On voudrait toucher sous ecstasy, s’aimer sous acide, s’embrasser dans le trip de bouffe d’un brownie au haschich.

Des barniques magiques, de la dope, ou des mots, ou n’importe quoi pour retrouver la poésie que nous ne pouvons qu’imaginer, que la dureté du monde place sous vernis, puis sous tapis. Heureusement, la vérité laisse une trace. Nous la suivons, au creux de nos mains, sur les pages. C’est ce qui nous garde d’être aspirés par le trou noir qui grandit en nous, dans la file à l’épicerie ou devant un café du Starbuck’s.

« Ce qui force la vie, c’est que la lumière est indélébile », écrit Geneviève Desrosiers.

Où que vous soyez, ou pas, chère Madame, sachez que oui, c’est exactement ça.

Publicité