Don Quichotte ou l’édifice ?

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Deux événements sont survenus récemment qui, pour une rare fois, concernaient le livre. Dans le premier cas, le président vénézuélien Hugo Chavez annonçait la distribution à sa population d'un million de copies du Don Quichotte de Cervantès ; dans le second, le Québec inaugurait sa Grande Bibliothèque au cœur de Montréal. Matière à débat, on le voit. Qui a raison ? Celui qui répand le chef-d'œuvre ou celui qui invite à le consulter?

Je suis tenté, par lâcheté peut-être, de remonter en amont de la comparaison. Pourquoi, en effet, faudrait-il choisir ? Pourquoi pas un lieu où le livre servira à la recherche, à la consultation, au travail des spécialistes de tous poils, au ressourcement des professionnels de la littérature, de la librairie, des bibliothèques municipales et scolaires ? Mais pourquoi pas, en même temps, une délocalisation du livre telle que l’autonomie culturelle des régions puisse continuer à se passer de la métropole ?

L’argent, bien sûr, élève la voix. « Il faut choisir ! », dit-il, lui pour qui tout vaut pareil. « Optez ou pour le lieu ou pour la délocalisation. Optez pour la recherche savante ou la fréquentation amicale du livre. Ne pas choisir, ce serait mal gérer. » On voit le genre : déprimant et trompeur. La tentation surgit de répliquer vertement : pourquoi faudrait-il choisir entre deux investissements intelligents, alors que la sottise, commanditée ou non, obtient autant de financements simultanés qu’elle le veut ?

Reste à vérifier si nos gouvernants sont capables de ne pas choisir et de tenir autant à une tête de réseau qu’à un vrai réseau. Sont-ils capables de répandre tous les livres, les savants et les humbles, les éthérés et les populaires, les uniques et les coups de cœur battant à l’infini ? Hugo Chavez, lui, va son chemin. Je le soupçonne même de complots simultanés. Avec Don Quichotte, il rappelle à son peuple qu’il ne faut pas céder, même si les moulins à vent semblent colossaux. Mais Chavez, intelligemment tortueux, demande aussi au Portugais José Saramago, prix Nobel de littérature 1998, de préfacer Don Quichotte ! Deux cultures, deux langues, deux genres littéraires, un même accès à l’oxygène. Voilà l’illustre contemporain ouvrant la porte au classique toujours évoqué et trop rarement lu. Voilà l’auteur de La Caverne et de L’Aveuglement en compagnie du chevalier à la triste figure. Pas un tri, mais une accolade entre hier et aujourd’hui, entre l’espagnol et le portugais, entre le mythe porteur et la résistance aux pressions pétrolières.

Cela se passe loin du Québec et de sa Grande Bibliothèque ? Pas du tout. Plusieurs analystes québécois, et des meilleurs, connaissent et fréquentent Cervantès. Sans aucun doute, leurs livres sont déjà disponibles à la Grande Bibliothèque et ne demandent qu’un coup de pouce pour animer aussi les régions. Des exemples ? Marc Chabot et son Don Quichotte ou l’enfance de l’art. Thierry Hentsch qui loge dans Raconter et mourir un fascinant chapitre sur la « folie singulière » de Don Quichotte.

Un peuple a besoin de mythes et de symboles, de lecture et de recherche, d’un lieu de recherche et d’innombrables foyers de conscience. À quand la distribution massive de L’Homme rapaillé, de Menaud, maître-draveur ou, parce que cela aussi nous appartient, de L’Odyssée ?

Bibliographie :
Don Quichotte (deux tomes), Cervantès, Gallimard, coll. Folio Classique, 635 p. et 624 p., 10,75 $ ch.
La Caverne et L’Aveuglement, José Saramago, Points, 370p. et 366 p., 14, 95 $ et 13,95 $
Raconter et mourir, Thierry Hentsch, PUM, 432 p., 29,95 $
L’Homme rapaillé, Gaston Miron, Typo, 252 p., 12,95 $
Menaud, maître-draveur, Félix-Antoine Savard, Bibliothèque québécoise, 162 p., 8,95 $
L’Odyssée, Homère, Flammarion, coll. GF-Flammarion, 380 p., 9,95 $

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