Au fond de l’autobus, un ado troublé plonge dans une BD troublante de Julie Doucet. Une femme âgée scrute les poèmes de Gabriel Robichaud, à l’ombre d’un bouleau jaune. Sous le même arbre, des jumeaux pointent les illustrations d’Elise Gravel, éclatent de rire. Leur mère oubliera leur pratique de soccer, obnubilée par un roman de Mauricio Segura. Dans le stationnement, au volant de son pick-up chromé, un barbu attend sa blonde en feuilletant un essai d’Alain Deneault. Je ne les connais pas, mais je suis des leurs, et ils sont tous des miens.

Dans le métro de Paris ou dans un parc de Saint-Agapit, je communie avec tous les lecteurs qui croisent ma route, avec toutes les lectrices qui jalonnent mon parcours. Peu importe les livres auxquels ils s’abandonnent d’ailleurs. J’ai un préjugé favorable envers les humains qui lisent, point. Même un lobbyiste de la NRA surpris à voler les bonbons d’un enfant tétraplégique me paraîtra plus sympathique s’il a un livre à la main. Le salaud devra répondre de ses actes devant mon implacable sens de la justice sociale, mais je lui offrirai quand même un sourire complice. Comme un motard qui en croise un autre sur la mythique route 66, ou sur l’autoroute 55.

Même les moines sont moines en gang. À l’instar de tous les solitaires, un relent d’atavisme grégaire me hante, j’ai besoin d’appartenance au monde. Et ce monde, c’est celui de la lecture. À l’extérieur des salons du livre, des bibliothèques et des librairies, on ne peut se reconnaître entre nous, à moins de porter d’ostentatoires t-shirts ornés de blagues littéraires comme d’autres affichent le logo Harley-Davidson sur leurs vestes de cuir. Habituellement, c’est par le port du bouquin que mes compatriotes lecteurs se signalent à moi. Je ne les interromps jamais dans l’action, rien n’est plus vulgaire que de tirer un lecteur hors de son refuge, de le traîner dans la grisaille du réel. En revanche, s’il lève le regard, il croisera le mien et y verra toute l’estime qu’il m’inspire.

Ils se feraient plus rares, ces lecteurs et lectrices? Les jeunes liraient de moins en moins ? Le respect se perd, rien ne vaut un gramophone et tout était mieux avant? Que les réactionnaires se calment le pompon. Même si les Tim Hortons essaiment davantage que les librairies indépendantes, point de péril en la demeure. Les Québécois qui savent lire lisent. Et les Québécoises davantage encore. Selon la dernière Enquête sur les pratiques culturelles au Québec, au-delà des trois quarts de la population fréquentent les livres, plus ou moins assidûment. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à s’y adonner chaque mois (67% contre 49%), et les anglophones plus nombreux que les francophones (69% contre 57%). Donc, ce sont encore les hommes francophones qui ont du rattrapage à faire; à vos bouquins, messieurs!

Et pour faire taire les grincheux ne voyant dans la jeunesse que des décérébrés du téléphone intelligent, sachez que le groupe des 15 à 24 ans constitue le bastion qui lit la plus grande quantité de livres, sans compter leurs lectures scolaires obligatoires (elles ne sont pas toutes ennuyantes à mourir). En revanche, même si on lit davantage que les catastrophistes voudraient nous le faire croire, on lit moins qu’il y a dix ans. Au Québec, c’est trois livres de moins par année, par personne, en moyenne. Refusons de s’enliser davantage, mobilisons-nous!

Révolutionnaires des temps modernes, les lecteurs envoient promener le sentiment d’urgence généralisé, ils refusent les diktats de la réponse immédiate à tous les tweets et textos superflus, ils surfent à la surface du flot d’informations des fils d’actualité. Nombre de recherches et de méta-analyses démontrent qu’en plus de développer l’altruisme, les capacités de réflexion et la qualité du vocabulaire, la lecture quotidienne permet de structurer sa pensée, de diminuer le stress et d’améliorer sa mémoire. Autant de raison de lire, si le profond plaisir de la lecture ne suffit pas.

Pour leur rendre hommage et mettre en lumière les bienfaits de l’acte en question, je veux donner un visage aux lecteurs et aux lectrices d’ici : les boulimiques, les sélectifs, les critiques, les amoureux, les infidèles, les marginaux et les autres. Je me lance donc dans une nouvelle chronique autour du geste de lire, au guidon du même vieux clavier : une bécane de plus en plus capricieuse, malmenée par mes enfants, salement éprouvée par la rédaction de mon dernier roman. Je devrais carrément m’acheter une nouvelle machine, mais d’immenses piles de livres font barrage; je n’ai pas le temps de magasiner ça!

J’écris à longueur de journée, mais je lis davantage ; pour écrire un peu, il faut lire beaucoup. Je me considère d’abord comme un lecteur. Je fais partie de cette grande communauté de solitaires plus ou moins humanistes qui s’usent la rétine à débusquer l’essence des mots, le sens du texte. Un amour exigeant et généreux, qui pourrait être lourd comme les caisses de livres qui me cassent le dos à chaque déménagement. Pourtant, les briques ajoutées à mon bagage m’allègent l’esprit, me lient au monde et m’en libèrent à la fois. Un bon livre, c’est une fuite qui nous enracine.

Des prisonniers, des libraires, des profs, des ados, des enfants, des éditeurs et des écrivains, je vous en présenterai de tous les modèles dans cette chronique. Le seul point commun à chacun des croquis sera l’amour de la lecture. Comment on y vient, comment on y retourne, avec qui on le partage, pourquoi on le protège. Qui sont les camarades croisés sur la route des livres? Qu’ils lisent le bouleversant récit de route N’aie pas peur si je t’enlace de Fulvio Ervas, les portraits de motocyclistes Libres de Franco Nuovo et Laurence Labat ou qu’ils préfèrent le vécu criminel des Hell’s Angels de Hunter S. Thompson, tous les bibliophages m’intéressent. Merci à la revue Les libraires d’accueillir ma chronique en ses pages, j’y exposerai nos plus fascinants spécimens de lectrices et de lecteurs, entre deux lectures.

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