Citoyens ou bons légumes ?

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Dès qu’un gouvernement brandit le bistouri pour réduire les dépenses publiques, chacun des secteurs s’emploie, pour sauver sa peau, à démontrer le caractère strictement indispensable de son financement. La santé, c’est sacré. L’éducation, c’est intouchable. À tout coup, c’est ailleurs qu’on doit couper, pas chez soi. On en arrive ainsi, au plus grand plaisir des gouvernants, à dresser les secteurs les uns contre les autres.

Et ceux qui devraient trancher et affirmer des valeurs peuvent s’abriter derrière une excuse tout terrain : « Il n’y a pas d’argent. » Parfois, comme aujourd’hui, l’excuse se double d’une perfidie : « Nos prédécesseurs sont partis avec la caisse. Raison de plus pour couper partout. Que votre secteur fasse aussi sa part ». Culpabiliser est efficace, car cela incite au silence.

Je n’ai pas le goût de provoquer des duels entre des causes comme le livre, la violence faite aux femmes ou les activités parascolaires en milieu défavorisé. Je n’ai même pas l’intention de plaider pour qu’un minimum de financement culturel passe avant la réembauche d’agents de conservation de la faune. Il serait trop facile — et démagogique — de faire valoir que le petit d’homme mérite protection et épanouissement autant et plus que le faon ou l’ourson. Pareille stratégie mène au triomphe des lobbies plus puissants et déresponsabilise les élus. Ne tombons pas dans le piège et n’allons pas nous entretuer en affrontements entre les diverses bonnes causes ; que les élus décident et nous les jugerons. Pas l’inverse.

Or, ce qu’ils ont décidé est honteux. La culture, le livre en particulier, est traitée en secteur méprisable, inutile, indéfiniment compressible. Le gouvernement précédent avait souvent contraint la culture à la frugalité ; celui-ci fait pire, car il ne sait pas qu’elle existe. Depuis des lunes, on confie la culture à des gens qui en ignorent l’abc ; le gouvernement Charest maintient la tradition. L’équipe péquiste avait tendance à investir dans le béton des bibliothèques avant de financer de quoi remplir les tablettes ; celle-ci coupe aussi allègrement dans le minable budget du « développement de la lecture » (100 000 $) que dans les crédits d’impôts alloués à la culture. Au temps où il jouait les francs-tireurs, Yves Séguin se scandalisait de ce que la TPS ne s’applique pas aux transactions boursières tout en frappant les bottines de bébé ; devenu ministre, le même homme utilise contre les bibliothèques publiques le rabot du nivellement. Pour lui, tout vaut pareil et tant pis si sa machette ampute les budgets culturels aussi volontiers que les courses de chevaux. Cherchez les sept-z-erreurs.

J’insiste sur les bibliothèques publiques. Elles ne sont pas un luxe, mais un service essentiel, une de ces bouées de sauvetage qu’on maintient même par temps de grève. Quand s’abat le verglas de l’ignorance et de la grossièreté, il est stérile de déclarer que la conjoncture est défavorable. On soigne, à grands coups de livres. Quant elle a les moyens d’intervenir, la bibliothèque publique promet ceci : une réduction des disparités dues à la pauvreté, aux insuffisances familiales, au milieu, à la malchance. Grâce aux livres gratuits, ceux qui sont nés et qui ont grandi dans la misère, l’inculture, les handicaps divers ont une deuxième chance d’accéder à la citoyenneté. Ils peuvent espérer. Rien de moins. Quand le ministre Séguin tronque la question de Kennedy et demande ce que nous pouvons faire sans l’État, il rate donc l’essentiel : pour beaucoup d’humains, l’espoir n’existe pas sans un État soucieux de justice. Un État sans sollicitude sociale et culturelle pour les plus démunis n’est qu’un siphon à l’usage des conglomérats et des privilégiés. Le financement des bibliothèques publiques est un des plus justes critères qui soient pour mesurer cette sollicitude. Le premier budget du ministre Séguin le montre tristement fermé à cette vérité.

Bien sûr, on nous parlera de la conjoncture : « Les temps sont durs pour les budgets publics. » À cela, je réponds que les temps ne sont pas durs, mais terribles pour ceux et celles qui veulent voir clair. La planète change, l’hégémonie américaine répand de nouvelles peurs et liquide les règles qui avaient cours, la presse se comporte en courroie de transmission plus qu’en débusqueuse du mensonge… Que reste-t-il comme ressource pour entrevoir ce qui se passe et ce qui vient ? Le livre, le livre gratuit, le livre choisi par des professionnels soucieux de démocratie et de liberté, le livre financé par un État qui préfère les consciences éclairées et dérangeantes à la placidité des légumes. Si le gouvernement Charest ne parvient pas à dégager les quelques millions que requièrent la lutte contre les disparités et l’accession à la culture et à la connaissance, on saura qu’à ses yeux l’équilibre budgétaire importe plus que le déficit social et culturel. On saura que, dans une société cassée en deux, ce gouvernement a choisi son camp : le côté avantagé.

Non, je ne sais pas où ce gouvernement doit puiser les quelques millions qui assureront à tous un accès facile aux livres et à la dignité civique. Je sais, en revanche, qu’un État qui n’a pas besoin de citoyens éclairés ne peut se dire démocratique. Que monsieur Séguin nous dise à qui sert un État qui se résigne à l’ignorance et à la passivité.

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