Amnésie et/ou paresse ?

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Le mordant des mots s'érode si vite que les médias recourent chaque jour à de nouveaux superlatifs. Sans l'annuelle tempête du siècle ou la canonisation instantanée de celui que Léo Ferré appelait Monsieur Tout Blanc, comment pourrait-on secouer le coma et l'amnésie des téléphages ? Le scandale des commandites révèle, affirme-t-on, une corruption sans précédent... Les livres sont pourtant là, qui dictent des verdicts moins éphémères. Après tout, nos ancêtres ont rarement manqué d'ambition quand il s'agissait de confondre l'intérêt public et le profit personnel. Pas de quoi, cependant, baisser les bras. D'autres livres prouvent que les temps passés peuvent nous inspirer prudence et humilité.

En lisant Lady Cartier (Québec Amérique, 27,95 $) de la minutieuse Micheline Lachance, on se rappellerait (ou l’on apprendrait) que George-Étienne Cartier et les autres accoucheurs de la Confédération profitaient de leur statut de ministres pour subventionner les chemins de fer dont ils étaient actionnaires. (L’exemple venait de haut : le premier ministre MacDonald, surnommé par les autochtones « Big Chief To-Morrow », pratiquait lui aussi la religion ferroviaire). Et qu’on ne vienne pas dire que la société de 1859 n’avait pas nos scrupules, car Louis-Joseph Papineau écrivait alors ceci à son fils Amédée : «Mais il n’y a plus d’hommes dans un pays dont les ministres sont des crétins. Quelle torche que ce Cartier…» (Georges Aubin et Renée Blanchet, Louis-Joseph Papineau. Lettres à ses enfants (t. 2 : 1855-1871), Éditions Varia, p. 312, 47,95 $).

Publié en 1978, un ouvrage signé par trois bons observateurs confirme que la systématisation de la corruption a encore sévi après le changement de siècle. Si l’Union nationale m’était contée… (Mario Cardinal, Vincent Lemieux, Florian Sauvageau, Boréal, 12,95 $) démonte, en effet, la tuyauterie utilisée sous Duplessis pour alimenter une caisse électorale occulte. Déjà existait un péage sur les contrats publics…

Rapprochons-nous encore. Lire Riches contre pauvres de Denis Fortin (Éditions Autogestionnaires, épuisé), c’est observer les méfaits d’une fiscalité influencée en profondeur par des lobbyistes discrets et efficaces : « Le vérificateur général du Gouvernement canadien, Kenneth Dye, faisait état dans son rapport annuel pour l’exercice financier se terminant le 31 mars 1986 d’un coût approximatif évalué à quelque 28 milliards de dollars pour les abris fiscaux » (p. 101). De quoi donner des regrets à ceux qui n’ont intercepté que quelques millions de fonds publics. Bien sûr, bien sûr, le REER de chaque individu est un abri fiscal ! Parions pourtant que certains intérêts embauchent des lobbyistes plus souvent et qu’ils sont mieux « abrités ».

Heureusement, le passé offre aussi de beaux exemples. Quand le Canada emprisonne des individus sans jamais dire de quoi ils sont soupçonnés, il est bon de lire Michel Winock et de s’arrêter à l’affaire Dreyfus : « Dès le lendemain 8 juillet (1898), Clemenceau démontre que la loi a été formellement violée dans le procès Dreyfus, puisque ni l’accusé ni son défenseur n’ont eu connaissance des pièces accusatrices » (La France et les Juifs, Seuil, 44,95 $). Faut-il conclure que la corruption a mieux traversé le temps que le sens de la justice ? un fascinant chapitre sur la « folie singulière » de Don Quichotte.

Un peuple a besoin de mythes et de symboles, de lecture et de recherche, d’un lieu de recherche et d’innombrables foyers de conscience. À quand la distribution massive de L’Homme rapaillé, de Menaud, maître-draveur ou, parce que cela aussi nous appartient, de L’Odyssée ?

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