La poésie au temps des feuilles mortes

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Thierry Horguelin est un oiseau de taille moyenne dont les migrations le mènent généralement au mitan du vent qui souffle entre Montréal et Liège. On peut le croiser le samedi aux Petites Puces de Saint-Gilles, où il vaque à son occupation favorite : l’observation. En effet, contrairement à la croyance populaire, qui veut que ce soit l’oiseau que l’on observe, Thierry Horguelin est un oiseau anthropologue. Ces observations, consignées dans un livre récemment paru sous le titre de Choses vues, sont d’habiles photographies de situations singulières qu’il rapporte avec son habituelle douceur. Pas d’emphase, à peine un sourire, Horguelin esquisse ces échappées furtives de l’œil et de l’oreille vers les passants qui gravitent autour de ses errances.

« Montréal, coin Saint-Viateur et Waverly, chaude après-midi d’été. Un quinquagénaire échevelé, rouge de colère, agite les bras en tous sens en vociférant, parmi d’autres imprécations incompréhensibles : Fucking cameras! Fucking cameras everywhere! »

« Liège. Un jeune camé décavé se promène avec une perruche jaune sur l’épaule, qui lui mordille affectueusement l’oreille. »

Certains qualifieront de haut vol cette atteinte à nos vies anonymes. Avec raison. Avec l’élégance du voleur de grand chemin, Horguelin se fait malandrin des perles anecdotiques qui composent ce collier accroché au cou des villes. Miroir des énormités, des défaillances de la raison devant le mystère manifeste de la vie courante, cet oiseau qui observe les hommes n’a pas fini de nous étonner. N’hésitez surtout pas à mettre la main sur les deux autres titres qu’il a fait paraître chez le même éditeur, Le voyageur de la nuit et La nuit sans fin. C’est si rare d’avoir autant de plaisir en lisant. Ce devrait être interdit.

Frapper un mur
En octobre 2011 paraissait un livre de poésie extrêmement troublant sous la plume de Nada Sattouf, poète d’origine libanaise vivant à Montréal depuis une dizaine d’années. Le mur, suite de prose compacte puissamment suggestif d’un passé déchiré par les guerres, évoquait l’enfermement du peuple palestinien derrière ce mur où on a tenté de les soustraire à l’histoire depuis trop longtemps. Éclaircissant sa démarche avec une série de dates qu’elle place en tête du livre, Nada Sattouf ne se contente pas de signaler au lecteur des repères historiques pour établir la trame de son récit. Ce sont plutôt des blessures ouvertes dans le temps, des gouffres qu’elle illumine de sa parole pour éviter d’y plonger. Dansant au bord de l’abîme dans l’ombre grandissante du mur qui sépare d’abord les êtres pour ensuite séparer le corps de sa propre voix, puis le rêve de sa propre vie, Nada Sattouf écrit un livre sans concession dont la voix perce les défenses de l’horreur pour aller de l’autre côté du mur qui empêche d’imaginer la suite.

« J’ai deux fois ma fosse à remplir : une de mes songes qui reculent, une de mes toits. »
« On a ce qu’il faut pour aigrir le rêve, mais les costumes ne savent quel corps habiller. »
« Avoir l’œil sur les frères comme se laver à moitié d’un peu d’ivresse. »

Trois exemples de la beauté à l’ombre du saccage, de l’amour au bord du vide. Depuis, Nada Sattouf est retournée vivre au Liban. Nous lui envoyons ces fleurs par-delà l’échec de notre accueil, pour qu’elle nous revienne un jour, en mots ou en chair.

Intermède
J’ai déjà parlé dans cette chronique de mon goût prononcé pour la correspondance, un art qui se perd aujourd’hui au profit du courriel et du texto, et dont nous mesurons mal quelle perte ils font subir à la lenteur de nos pensées qui s’affolent aujourd’hui au moindre vent. Paul Bélanger a bien saisi cet intérêt, lui qui m’a fait parvenir la correspondance de Geneviève Amyot et Jean Désy, parue au Noroît en amont du printemps. Comme il est impossible de résumer l’ampleur de cette correspondance, je vous offre en intermède cette envolée bouleversante de Geneviève Amyot :

« J’écris à grands traits que je refuse, que je résiste, j’écris que j’acquiesce et que je suis ravie, j’écris que j’ai les mains ouvertes et que le bonheur n’est pas simple, que j’ai beaucoup d’ouvrage à nettoyer les vitres si on veut voir le fleuve avant les feuilles, j’écris encore une fois que le fleuve est un enfant immense, sale et superbe, j’écris que la vie est contre-nature, j’écris à l’envers de l’histoire – celle des hommes –, qui note les territoires et les tueries, j’écris, moi, certains faits de naissance, et l’acharnement muet des gestes obscurs qui les prolongent, j’écris que je ne sais pas vers quoi je m’en vais mais qu’il faut y aller, et que j’en braille, et que j’en bave, et que j’irai, mais que je ne me tairai pas; entre deux repas à préparer, entre les tresses et les devoirs, il me restera bien quelques instants pour ne pas me taire. Entre l’amour et la peur. »

Les oiseaux rares
Cela m’avait frappé en 2010 lors des « 5 à souhaits », ces lectures accompagnées par le piano de Pierre St-Jak et animées par José Acquelin dans le cadre du Festival international de la littérature. Devant la silhouette ténue de Diane-Ischa Ross, j’écoutais cette poésie à mi-chemin entre la confession et la peinture. Peinture des soubresauts de l’âme devant les beautés éphémères qui nous surprennent, nus et tangibles, dans la solitude de nos abris. Elle vient de faire paraître Disparaître et l’été, où l’on retrouve avec joie cette voix singulière qui brosse des tableaux vivants sous nos yeux, tout en gardant le lecteur contre son pouls, à deux battements d’ailes du corps : « J’ai mal à l’oreille/comme à celle déchirée du braque/c’est la mienne une peau contre la tête/qui lance comme celle des chasseurs/au bout de leur regard/mon oreille fraternelle de lièvre et de loup ».

Pour marquer les pages de mes poèmes préférés, j’ai glissé des feuilles rougies par la lumière déclinante de l’automne. Et pour accompagner ma lecture, comme j’aime souvent lire deux livres à la fois, j’ai pigé au hasard dans le dernier journal du regretté Jean-Pierre Guay, L’errance amoureuse, à qui Diane-Ischa Ross avait adressé une lettre touchante publiée dans la revue Moebius en 2007. Ces deux oiseaux rares ont accompagné les derniers rayons du jour. C’est Jean-Pierre Guay qui a eu le dernier mot : « mon Dieu dans quel amour sommes-nous tombés/les fruits viennent de la mer/et si les oiseaux volent d’arbre en arbre ce n’est pas pour se nourrir mais pour affiner leur bec dans le bois vivant ».

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