L’étanchéité du scaphandre dissipe les bruits autour de lui. Cocon de silence, cet appareil de plongée en eaux profondes (ou dans l’espace) est une véritable armure. Est-il nécessaire de revêtir une cuirasse à ce point isolante pour être imperméable au monde? N’a-t-on parfois pas l’impression, lorsqu’on s’adresse aux autres, de dire le désert?

La collision entre l’incommunicabilité et la parole salutaire est centrale dans le roman Ici, ailleurs, de Matthieu Simard. Dans un village en perdition, les oiseaux ne chantent pas, et les radios sont cassées. Le violoncelle de Marie reste figé dans son étui depuis que la maladie a ravi prématurément sa fille. C’est pourtant dans ce village en ruine enclavé par la forêt que les citadins Simon et Marie tentent de retrouver l’écho de leur relation de jadis, de devenir parents une seconde fois. Simon croit qu’« en venant ici [Marie et lui] pourr[ont se] réfugier dans un cocon d’arbres et brûler les draps de la chaleur de [leur] corps ». Le repaire escompté sera un « lit de feuilles mortes » bordé de bois métissés de magie et de métal. Car ce village dénué d’enfants sait faire resurgir le passé de manière fantastique, avec ses herbes hautes, ses tourniquets gangrenés par la rouille et « la forme d’un cœur gravé dans le ciment ».

L’imaginaire se niche sous la canopée et au creux de l’acier, notamment dans cette antenne qui a changé le destin de la communauté. Son contact enflamme la mémoire, fait jaillir images et souvenirs, sa vibration s’apparentant à « un hurlement lointain, une douleur soufflée ». Bientôt, la matière froide communique violemment avec Simon – en contraste au silence de sa relation conjugale. Dotée d’yeux de miroirs et de barbelés, Alice appartient à cette dynamique du désert en feignant d’être sourde et muette. La jeune femme devient la confidente idéalisée de Simon, qui désirait s’entretenir avec elle, « mais ça, c’était quand [il] pensai[t] qu’[elle ne l’]entendrai[t] pas ». Ici, ailleurs laisse filtrer, pour qui sait écouter, une poésie feutrée aux cicatrices décolorées, tracées par des aiguilles plantées dans la chair. Transformés par l’antenne, égrégore métallique qui robotise les sentiments, les blessés volontaires se languissent d’une autre part fantastique.

Les cicatrices s’inscrivent implacablement sur la peau dans Une sorte de nitescence langoureuse, de Sylvie Bérard. Celle-ci propose un ouvrage hybride, métafiction autofictive mettant en scène deux écrivaines de science-fiction. Familière avec le genre – elle a publié deux romans remarqués, Terre des autres et La saga d’Illyge –, l’auteure s’amuse avec les conventions narratives et le récit autobiographique en croisant souvenirs, nouvelles, citations, fausses critiques littéraires… Les récits de Françoise Préfontaine (auteure peu connue, pour qui Bérard a poussé la mystification jusqu’à créer un blogue, L’apocalypse des jours) et de Louise-Anne Landreville (qui récolte les suffrages des médias) s’enchevêtrent dans une histoire savamment entortillée. Françoise suit de près la carrière encensée de Louise-Anne, qui a signé un livre intitulé Une sorte de nitescence langoureuse. La carrière de l’apprentie écrivaine va-t-elle à son tour prendre son envol?

Porté par une narration éclatée, Une sorte de nitescence langoureuse est à l’image d’une performance décrite dans le roman : « un tableau vivant dont les pinceaux étaient les aiguilles et la toile, une femme bien réelle ». Qui est réellement le pinceau, le robot-pantin et les aiguilles dans cette « saga qui flirte avec l’incommunicabilité »?

Le refuge se trouvera, comme dans Ici, ailleurs, au sein d’un horizon étranger, parmi les habitants d’une planète, qui ont appris à parler autrement : « Un jour, j’écrirai un roman de science-fiction où je décrirai une espèce venue d’ailleurs qui n’a pas accès au je. Ou qui y a accès, qui sait qu’il existe, mais pour qui il est tabou. » À moins que l’exploration doive se poursuivre auprès des monstres, internes ou externes, au cœur d’un monde en ruine, terre de sable dominée par les fantômes d’enfants. Telle Françoise Préfontaine, nous devenons, le temps d’une incursion dans un sentier forestier, « l’enfant qui joue et qui construit des radeaux de feuilles pour les fourmis afin de les aider à traverser le caniveau pour ensuite mieux les écraser avec son pouce une fois atteinte l’autre rive ».

Ouvrage polymorphe, à l’égal des monstres que Sylvie Bérard affectionne, Une sorte de nitescence langoureuse convie à s’interroger sur les temporalités, à nouer un dialogue avec l’altérité. Non sans finesse, l’écrivaine décline, dissèque le clivage établi entre ses deux protagonistes. Est-il possible, comme l’espèrent également les personnages d’Ici, ailleurs,de préserver « la capacité à continuer de rêver alors même que tout autour se déglingu[e] »?

Isabelle Gaudet-Labine semble croire à cette éventualité dans Nous rêvions de robots, recueil scindé en trois sections : passé/présent/futur. Nous enfilons d’abord la combinaison de travail de l’agriculteur qui émonde la terre, arrache les racines pour labourer des potagers métalliques. Le silence irradie les champs d’antan : « De l’habitude de ne rien dire/fusait/une sorte de moi. » Ce « moi » évoluera au gré de la trame chronologique orchestrée par la poète, qui fait fondre les alliages de la mémoire en rêvant d’androïdes : « Rouille/joie des machines/En Solo/je pilotais les squelettes/aux poignées d’acier. »

Le présent s’engouffre ensuite, bande passante effrénée dont le vacarme cherche à communiquer les solitudes. Isabelle Gaudet-Labine dépeint de manière poignante l’espérance de l’autre dans la distance, le vide des horizons célestes : « dans l’espace révisé/de l’espèce/J’avance en répétant/les trous noirs sont gris. »

Le futur sera-t-il à l’image des « prières monochromes » d’Ici, ailleurs de Matthieu Simard? Ou accueillera-t-il les monstres transhumains de Sylvie Bérard? À l’instar de cette dernière, la poète rêve d’un langage clandestin. Ne devrait-on alors pas essayer d’apprendre le dialecte des oiseaux, de parler au « Fantôme/d’une enfance faune »?

Isabelle Gaudet-Labine enseigne avec rigueur et beauté comment capter les ondes muettes qui émanent des antennes. Parmi les tempêtes de sable, il est parfois possible de s’orienter à l’aide des instruments de son scaphandre. De traverser le désert jusqu’au spectre d’une oasis.

Ne reste plus qu’à lisser ses plumes froissées et à grimper au sommet d’un pylône pour devenir « fée/dans la forêt des machines ».

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