Savez-vous combien de lunes possède la gigantesque Jupiter? Soixante-dix-neuf ont été dénombrées à ce jour, dont quatre à l’époque de la Renaissance, par Galilée. Nommés ultérieurement les lunes galiléennes, ces immenses satellites (Callisto, Europe, Ganymède et Io) sont les plus célèbres, éveillant parfois — surtout Callisto et Europe — des envies de terraformation. Peut-être que ces désirs de conquête spatiale seront réalisables au IIe siècle du Nouveau calendrier.

C’est le point de départ de la plus récente série de Nicolas Faucher, « Ganymède ». Le premier tome, Les sarcophages, nous emmène dans le système jupitérien, à l’ombre de la géante gazeuse. Des ferrailleurs, les « vautours », se sont établis parmi le cimetière d’astronefs qu’est devenue l’infortunée Ganymède, moins convoitée que ses voisines. Autour de la Lune, de multiples colonies se sont installées à l’intérieur de bases spatiales, quelquefois de manière temporaire. Nomade 3 est l’une de ces bases : les pilleurs d’épaves s’y rendent ponctuellement afin de s’approvisionner.

Jeune « vautour » près de la majorité, Thomas demeure avec son père et ses amis sur Ganymède. Ce résident du plus grand satellite du système solaire rêve de voyage et d’émancipation, puisque, pour lui, « l’existence sur Ganymède est aussi précaire que terne ». Mais le naufrage d’une étonnante cargaison vient changer la donne. Cette dernière contient des espèces de cercueils, plus précisément des couchettes d’interventions médicales. Celles-ci suspendent l’existence, semblent ouvrir des possibilités… et mettre Thomas en danger.

Cette boîte de Pandore est en effet liée à d’importantes manigances de Gabriella Magenkis, haute directrice de Génolabex. La femme d’affaires souhaite créer des doubles singuliers, porteurs de la mémoire d’un autre individu. Car « on peut aujourd’hui ranger une pleine conscience dans sa poche ». La combine de Gabriella implique de transférer sa propre personnalité dans un alter ego. La dirigeante, à l’instar du docteur Frankenstein, fraie avec l’illégalité et en est consciente : c’est pourquoi elle enferme le résultat de ses expériences à l’intérieur de caissons étanches. Jusqu’à ce que Thomas retrouve les « cercueils » sur Ganymède…

Les sarcophages montre l’érudition et les connaissances de Nicolas Faucher en biologie, qui, sans surprise, enseigne cette science au cégep. L’écrivain dépeint le système jupitérien avec aisance et vraisemblance, l’habite de personnages crédibles, pluridimensionnels. Le suspense s’accélère au fur et à mesure que l’étau se referme sur Thomas, donnant lieu à des scènes d’action captivantes et à des descriptions émouvantes : « D’horizon, il n’a que celui du monde triste et froid de la surface de Ganymède sur lequel pèse la titanesque ombre de Jupiter. » En tant qu’amoureuse de ruines, épaves en tous genres comprises, je serais déjà en ligne pour attendre la navette à destination de Ganymède si c’était possible!

Les ruines sont d’un tout autre type dans Le Saint Patron des plans foireux, d’Éric Gauthier. La combine se déploie ici autour d’une relique, celle d’un saint romain couvert de bijoux. Spécialiste des manigances, Philippe Sigouin accepte d’importer par bateau une maison hantée, qui contient, mêlés à des artéfacts, les restes du bienheureux Deodatus/Laurentius. La première partie de son plan (l’un des rares qu’il réalise sans l’ombre tutélaire de son frère Yannick) se déroule merveilleusement. Toutefois, sitôt les ossements parvenus à Montréal, Sigouin se fait doubler. Des habitués de son restaurant de quartier, particulièrement dévots, se prêtent à une cérémonie auprès du saint, jouant eux aussi, à leur manière, au docteur Frankenstein. Les mots prononcés au cours de la célébration, issus d’un vieux grimoire de l’une des croyantes, Odette, ont plusieurs conséquences : 1) Odette meurt; 2) Une sorte d’entité invisible jaillit; 3) Deodatus/Laurentius reprend vie.

C’est surtout le troisième et dernier aspect qui « occupera » Philippe Sigouin et ses nouveaux alliés, qui essaient d’aider le squelette à s’intégrer dans la société du XXIe siècle… et ainsi tirer profit de son existence. Deodatus/Laurentius, tout comme Sigouin, a le sens des manigances (« d’accord, il était un peu surnaturel maintenant, mais il devait bien valoir quelque chose — valoir plus, même? »), même si le saint s’avoue nostalgique de sa chair d’antan… Et puis, qu’est devenue cette entité à trois yeux (telle la Sainte-Trinité) délivrée lors de ce qui s’avère être le sacrifice d’Odette?

Amusant, parsemé de touches humoristiques, Le Saint Patron des plans foireux s’inscrit dans la lignée du précédent ouvrage d’Éric Gauthier, La grande mort de mononc’ morbide, l’un de mes favoris de l’auteur. Sa voix de conteur est perceptible par l’entremise de ses personnages, que nous suivons au quotidien, dans l’ordinaire et l’inhabituel (forcément, avec le squelette animé d’un Bienheureux…). L’écrivain parvient même à doter le muet Deodatus/Laurentius d’une personnalité beaucoup plus dense que ses restes. Nous nous attachons à son sort post-mortem, souhaitant que ses plans et ceux de Philippe Sigouin ne soient pas contrecarrés par la mafia montréalaise. Heureusement, « des siècles s’étaient écoulés depuis cette combine qui avait été sa dernière, mais Laurentius n’avait rien perdu de ses instincts de maniganceux et d’opportuniste hédoniste ».

Comme dans Ganymède : Les sarcophages, il se tisse maintes escroqueries dans l’ombre, en orbite d’une lune jupitérienne ou à l’intérieur d’une église montréalaise où les morts ressuscitent. Car parfois, « dans l’obscurité […] les témoins lumineux d’une couchette se mettent à scintiller. Le couvercle se descelle… »

Enfilez votre combinaison spatiale, dépoussiérez votre vieux grimoire familial (le mien est prêt) et découvrez ce qui se trame en périphérie du regard. Ces deux escales livresques vous porteront agréablement en apesanteur : celle du corps, celle de l’espace.

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