Il existe une forme d’oxydation végétale qui s’attaque aux feuilles en les criblant de rouille. Ce processus chimique possède des similitudes avec la corrosion du fer, lequel abonde dans la fosse du Labrador. Près de celle-ci, le cratère d’impact d’une immense météorite est visible. Ce fameux « Œil du Québec » joue un rôle clé dans Et si le diable le permet de Cédric Ferrand, ainsi que la région de Manicouagan (dont le nom signifie « là où l’on enlève l’écorce de bouleau pour réparer les canots »).

L’auteur est l’un des finalistes de l’édition 2017-2018 du prix Horizons imaginaires. Consacré aux littératures de l’imaginaire, cet équivalent du Prix littéraire des collégiens (créé par le collège Marianopolis) en est à sa seconde édition. En plus du roman de Ferrand, la sélection de cinq titres comprend Les Rivières suivi de Les montagnes : Deux histoires de fantômes de François Blais, Rénovation de Renaud Jean, La chambre verte de Martine Desjardins (que j’ai commenté dans le numéro 97 des Libraires) ainsi que Les cendres de Sedna, de votre humble chroniqueuse, qui a (entre autres aventures!) déjà marché aux abords du cratère météoritique de Manicouagan, parmi les impactites.

Les péripéties ne manquent pas dans Et si le diable le permet : ce récit prenant et endiablé, à l’image de son titre, immerge le lecteur dans le Montréal – et l’arrière-pays québécois – des années 30. Sachem Blight et sa demi-sœur Oxiline enquêtent sur la disparition de Stanley Jenkins, riche fils d’un entrepreneur lié de près à la construction du pont Jacques-Cartier. La structure colossale nécessite un entretien particulier, puisque comme Sachem le dit aux ouvriers : « C’est un enfer de pont que vous finissez ». Ce dernier jouera un rôle inusité dans l’énigme, à l’instar des ponts érigés en une nuit grâce à la sorcellerie : « Elle en appela au Diable [et…] il apparut soudainement […] en revêtant la forme d’un bel homme aux pattes et aux cornes de bouc. La sorcière […] lui intima l’ordre de terminer le pont sur l’instant en lui promettant, en paiement de toute cette mauvaise magie, qu’il pourrait disposer de l’âme des premiers êtres qui traverseraient cette construction. »

Le vaste chantier exige en effet un tribut sanglant afin de lier les berges du Saint-Laurent, d’effectuer sa mue métallique. Montréal, cité tentaculaire, respire à sa manière dans ce livre énergique et inventif qui rassemble tribulations urbaines, aspirations économiques et… fantômes.

Les spectres réclament aussi justice dans Les Rivières suivi de Les montagnes : Deux histoires de fantômes. Au sud de la région de la Mauricie, le centre commercial Les Rivières sera le théâtre de l’enlèvement de Clémentine Lacombe, fillette kidnappée en plein jour par un pédophile. Responsable de l’entretien, Éric Thibodeau, un habitant de Saint-Étienne-des-Grès, a été l’un des derniers à apercevoir la victime avant sa disparition… Du moins, du vivant de l’enfant, étant donné que les revenants hantent une partie de la résidence Stanislas-De-Neef, où un écrivain (qui travaille sur un manuscrit nommé Plaines) sera témoin de manifestations spectrales. Nul doute, un être diabolique sévit dans le périmètre, à la lisière fantastique de la forêt du Petit-Saint-Étienne.

Graduellement, l’artiste en résidence décrypte les messages en provenance de l’au-delà, de plus en plus conscient que « quelque chose ne tourn[e] pas rond dans la maison Stanislas-De-Neef, mais [qu’il] sai[t], avec le recul, qu’elle a commencé à manifester sa présence dès le premier soir ». La victime fantomatique souhaite guider l’homme en territoire de conifères et de montagnes, de la surface plane aux reliefs, le conduire vers la fosse où son meurtrier l’a ensevelie. Car « dans le silence quasi absolu qui règn[e] dans la maison, [il] l’ent[end] même respirer, et la pensée absurde que les fantômes ne sont pas supposés respirer [lui] travers[e] l’esprit ». Les Rivières suivi de Les montagnes : Deux histoires de fantômes, récit ingénieux et singulier, propose de tendre l’oreille pour percevoir le souffle des ombres dissimulées sous le couvert sylvestre.

La forêt magnétise également le narrateur de Rénovation, fiction hypnotique et kafkaïenne de Renaud Jean, où le diable est dans les détails. Après avoir été expulsé de son appartement capitonné, un homme taciturne est condamné à intégrer les rouages de la communauté. Néanmoins, il caresse secrètement « un rêve de cabane dans les bois, loin de la grande ville, qui ne [lui] convient pas ». Le point de fuite imposé au narrateur sera le Centre, énorme structure en perpétuelle construction, qui est une sorte de parc d’attractions permanent, non sans quelques parentés avec un centre commercial. Les difficultés d’adaptation du narrateur (« En quoi les soucis des autres me concernent-ils? », s’interroge-t-il) le cantonnent à un emploi solitaire : conducteur de monorail. Son train, au parcours en constante expansion – il explore sans cesse de nouvelles voies –, franchit des pans de végétation fraîchement abattue. Ainsi, « détourné des rénovations intérieures, [il n’en a] plus que pour le chantier de la forêt, qui s’étend bien au-delà du regard ».

L’homme finit par trouver un certain confort dans sa situation, même s’il ne parvient jamais à se départir d’un sentiment indistinct de malaise – vert-de-gris qui le gangrène. La retraite hors du monde fantasmé (Le terrier kafkaïen?) demeure inaccessible au sein de cet univers totalitaire, dans lequel le « Parc est un organisme vivant destiné à prospérer indéfiniment ». Jusqu’à atteindre l’autre rive de l’océan? Il semblerait que oui.

Le lecteur, tel le narrateur de Rénovation, se révèle fasciné par l’atmosphère quasi statique distillée par l’intrigue. Des plus maîtrisé, le roman, tout en finesse, permet de saisir la beauté du non-dit en périphérie des phrases, là où le ciel rencontre les arbres.

Ces trois œuvres finalistes au prix Horizons imaginaires ont en commun la découverte de contrées inattendues, entre autres par le biais de l’humour (c’est aussi le cas dans La chambre verte de Martine Desjardins), tantôt noir, tantôt absurde. La sélection, soignée, témoigne de la pertinence d’un prix consacré aux littératures de l’imaginaire dans le cadre des études collégiales.

Pourquoi ne pas se laisser tenter par la lecture de l’un des titres finalistes au creux d’une cabane dans les bois, près de l’écorce froissée par les fantômes? Ou à l’abri d’un pont corrodé par les années, devant un paysage urbanisé? Au final, comme l’affirme le narrateur de Rénovation, « inutile de chercher encore le repos dans l’horizon bouleversé : la forêt d’autrefois – infinie, vierge et frémissante – n’est plus qu’un souvenir ».

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