Depuis dix-huit ans, le festival nantais les Utopiales rassemble des milliers de visiteurs ainsi que de nombreux écrivains et professionnels des littératures de l’imaginaire. L’une des traditions de l’événement est la parution d’un collectif qui réunit plusieurs auteurs présents sur le site. Publiée par ActuSF, l’édition 2018 aborde le thème des plus récentes Utopiales, c’est-à-dire cette corporalité qui, sans relâche, se rappelle à nous. 

Ne sommes-nous pas souvent sensibles à nos désirs, aux biorythmes, à la toute-puissance du ressenti? Mais aussi à notre appartenance à un corps social et politique? Offert aux bourrasques, cuirasse que fissurent le temps et les expériences, le corps est aux premières loges pour recevoir, collectionner les poussières célestes comme autant de tatouages éphémères.

Les treize nouvelles au sommaire du collectif Utopiales 2018 marquent l’épiderme, et même au-delà, s’intéressant à la présence du corps ainsi qu’à son absence, à ses pulsions et à ses métamorphoses. Le réalisateur et auteur Olivier Cotte présente en ouverture une pièce de théâtre désincarnée, particulièrement juste et touchante, dans laquelle la majorité de l’humanité n’est plus que consciences virtuelles, « esprits reliés à l’univers ». L’un des rares hommes encore corporalisés discute avec sa compagne immatérielle. Il se remémore les plaisirs des sens, auxquels il s’apprête à renoncer… et les étreintes qui lui manquent déjà. L’érotisme est central dans le poétique et émouvant « Déliance », de l’écrivaine québécoise Sabrina Calvo (qui nous a offert récemment le flamboyant Toxoplasma). Le corps, d’abord forteresse, se change en un « filtre miroitant, tracé d’élégantes libertés où se lit un souffle nouveau ». Sno, une créature de givre, a en effet investi l’existence d’une jeune femme, jusqu’à devenir l’être qui lui est le plus cher.

Les liens filiaux tissent la trame de « Conatus », de Laurent Genefort, nouvelle dans laquelle les transplantions corporelles à répétition sont courantes. Au sein de cette civilisation, des résistants refusent d’abandonner leur corps d’origine, tel Diorik, le frère de Jesper. Les talents de conteur de l’auteur de space opera se déploient dans cette nouvelle qui s’interroge sur la résurrection des corps, tandis que la Québécoise Élisabeth Vonarburg s’attarde pour sa part, dans « L’amour au temps des chimères », à la portée des métamorphoses. Dans une société où les Métames (êtres capables de se transformer à loisir) côtoient les Artefacts (des « faits à la main »), Djani, sous l’aspect d’une sirène androgyne, s’éprend de Khim, jeune homme tourmenté. Ce texte maîtrisé remet en question l’identité : « un sexe, l’autre ou les deux — ou n’importe quel corps —, c’est la même chose, n’est-ce pas? »

Corps social, le magnifique « La première pierre », d’Ursula K. Le Guin, sonde les assises d’une civilisation d’esclaves au langage oblique, alors que Kij Johnson, dans le délicat « Magie des renards », dépeint l’ampleur que peuvent prendre, en Orient, les envoûtements des femmes-renards, aptes à créer de toutes pièces l’illusion de la beauté. Ce recueil soigneusement agencé, d’une joliesse certaine, explore le thème du festival de manière chatoyante.

La beauté est fatale dans Saints-Damnés, de Marie-Laurence Trépanier, ses chatoiements étant d’une ruse équivalente à celle des renards. Saints-Damnés est un village où les drames s’amarrent, construit non loin d’une forêt enchantée. Au creux de ces bois à l’atmosphère de contes, des enfants sont parfois trouvés dans des « berceau[x] de racines [semblables aux] bras d’une mauvaise fée », lorsqu’ils ne sont pas dévorés par les loups. Pa ramène ainsi au logis qu’il partage avec Ma la frêle Millie, encore nourrisson. Aussitôt, l’épouse de Pa redoute Millie, convaincue que la petite fille est anormale. Elle essaie même de la perdre dans la forêt à la façon du Petit Poucet! Il faut dire que Millie, plante carnivore aux yeux de poupée, est d’une rare perfection physique, consciente de son emprise sur son entourage. La jeune femme — qui rappelle Mandragore de Hanns H. Ewers — ne veut être rien de moins que « le soleil qui brûle la rétine ». Toutefois, au fur et à mesure que Millie grandit, jusqu’à atteindre les prémices de l’âge adulte, sa froide cruauté, ou plutôt sa vacuité, éveille des soupçons. On chuchote qu’elle n’aurait pas d’âme, à l’instar d’un jeune homme aux origines suspectes : « deux astres qui se tournent autour avant de s’abîmer l’un dans l’autre ».

Quel genre de sabbat se déroule dans cette forêt exilée du réel, aux nombreux secrets? La marque de la sorcière (les inquisiteurs recherchaient jadis sur son corps nu des zones insensibles, pour valider leur verdict) est-elle encore visible? Se pourrait-il qu’il existe des lieux — montagnes, routes — à l’écart du monde où les belles-mères complotent, ferventes de magie? Dans ce premier roman feutré, d’une poésie funambulesque, Marie-Laurence Trépanier explore l’envers du concret, quand les contes vainquent.

En retrait des contingences du quotidien, le quartier Saint-Jambe-les-Bains, « enclave territoriale coupée du monde », déploie ses étendards de songes et d’utopie. Lauréate du prix Robert-Cliche du premier roman, Alice Guéricolas-Gagné présente Saint-Jambe, récit sous forme de témoignages ethnologiques qui constituent autant de fragments historiques sur la genèse de l’endroit. Ces sections peuvent évoquer des nouvelles, même si Saint-Jambe impose d’emblée sa structure unique, œuvre polymorphe aux contours flottants.

La jeune auteure nous introduit dans rien de moins qu’un quartier de Québec (Haute-Ville) idéologiquement isolé du reste du monde. République régie par ses propres règles depuis le Siège, Saint-Jambe-les-Bains (affectueusement nommée Saint-Jambe par ses habitants, des « pêcheurs-artistes perdus dans l’océan pour l’éternité ») m’a rappelé la ville libre Christiania. Ce quartier autonome de Copenhague, microcosme danois surprenant, possède même son drapeau et sa monnaie ! Saint-Jambe est à l’image de cette forteresse, de ce chant des sirènes. Cette république utopique concrétise le rêve de vivre au chaud sous terre, de construire des rues-canyons, de se projeter, acrobates, le corps arqué, entre les toits des édifices en ruine.

Merveilleusement imaginatif, Saint-Jambe propose aussi d’observer la prolifération des chaises, véritables totems citadins, d’assister à des représentations continuelles de théâtre de marionnettes, poupées et pantins participant à l’élaboration de contes, à l’imaginaire collectif. Car à Saint-Jambe, le carnaval, fortement corporalisé, rappelle ses racines carnées. Laissons tomber les masques pour nous incarner dans un pays à venir : « la beauté sera convulsive ou ne sera pas », n’est-ce pas?

Ces trois ouvrages ouvrent autant de portes sur les constellations hivernales. Alors, pourquoi réfréner l’impulsion de se propulser vers le ciel de février, des poussières stellaires en guise de vêtements? De s’« inventer une vie parmi les cheminées et les échelles »?

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