Telle est ma quête

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En littérature québécoise ces dernières années, la figure du Père - incarnation de l'autorité suprême, raté à peine sympathique ou éternel absent - a effectué un retour en force, ainsi qu'en témoignaient des romans aussi divers que Le Nomade de Raymond Plante, L'Homme des silences de Christiane Duchesne ou Le Joueur de flûte de Louis Hamelin. Deux récentes parutions de Monique Proulx et de Serge Lamothe viennent s'ajouter au volumineux dossier…

Aujourd’hui, papa est mort…

Troisième roman de Monique Proulx, Le Cœur est un muscle involontaire s’ouvre sur une scène pleine de déchirement et de paradoxe. Ce père qui s’éteint graduellement dans une chambre d’hôpital, Florence ne l’a en définitive pas beaucoup connu et croit sincèrement ne pas l’avoir pas aimé. Ajoutons au demeurant qu’elle ne semble pas aimer grand-chose, cette Flora animée de toute la prétention possible à vingt-cinq ans, qui déteste la littérature, les chiens, l’ivresse, les vieillards, l’amour et ses plaisirs. À peine peut-on supposer qu’elle éprouve encore un sentiment qui ressemble à de l’amour pour Zéno Mahone, cet exubérant métis mi-mohawk mi-italien dont elle fut un temps l’amoureuse, mais dont elle n’est plus aujourd’hui que la partenaire en affaire dans une firme de conception de sites Web. À père manquant, fille manquée, aurait-on envie de diagnostiquer, pour paraphraser un poncif désormais fort répandu. Mais voilà qu’un hasard digne des romans de Paul Auster va révéler à Florence la douleur du manque…

Ayant retrouvé dans un ouvrage de l’énigmatique écrivain Pierre Laliberté une phrase prononcée sur son lit de mort par son père en présence d’un seul infirmier (le cœur est un muscle involontaire), Florence a la conviction d’avoir enfin percé le mystère de son identité. Car depuis des années, Laliberté écrit dans l’anonymat le plus total des livres aux titres éloquents (Les Récréatures, Framboises, Va, cours, vole, Marthe Morte) qui lui ont valu l’adulation d’innombrables lecteurs et lectrices, dont Zéno, qui le considère comme une idole. S’amorce alors entre Florence et sa proie démasquée une relation à la fois intime et platonique, une relation comme elle n’avait pas même rêvé d’en avoir avec son défunt père. Au fil de leurs rencontres, dans les bars, les cafés, les parcs et même les clubs de danseuses nues de Montréal, la jeune femme s’étonnera de devenir enfin sensible au pouvoir des mots et du regard qu’ils expriment, et de réapprendre cet art qu’elle avait carrément oublié : la présence au monde.

Sans égards pour la lecture psychocritique à laquelle on pourrait le soumettre – au fond, il s’agit d’une sorte de récit initiatique où se substitue au père à jamais silencieux l’image de cet écrivain-mystère, avatar de Réjean Ducharme qui fait bel et bien figure de Père absent dans le monde des lettres contemporaines québécoises -, Le Cœur est un muscle involontaire nous émerveille d’abord et avant tout à cause des dons de conteuse de Monique Proulx. Mais encore… Fine observatrice des petits travers de Monsieur et Madame Tout-le-monde, elle signe ici davantage qu’un livre sur Réjean Ducharme. Avec une légèreté qui n’a rien à voir avec la frivolité, ce roman à la fois grave et aérien est en définitive un hommage au pouvoir des mots, de l’imaginaire et de la littérature, une hallucinante fresque contemporaine, peuplée de personnages hauts en couleurs et admirablement servie par la verve, l’ironie, la sensibilité, l’imagination et le style alerte d’une romancière qui compte parmi nos plus douées.

Enquête des origines

Accueillie avec enthousiasme par la critique, l’arrivée de Serge Lamothe sur notre scène littéraire remonte à tout juste quatre ans. En ce laps de temps somme toute restreint, Lamothe a mérité son actuel statut d’étoile montante du roman québécois contemporain avec La Longue portée et La Tierce personne, les deux premiers volets d’une trilogie romanesque aux accents de polar, portant notamment sur les questions de l’identité, de la vérité et de la perception de la réalité. Friand de jeux narratifs postmodernes à la Paul Auster, Lamothe s’était amusé à y raconter à peu près la même histoire en changeant essentiellement la perspective sur le récit. L’Ange au berceau clôt le triptyque en braquant cette fois le projecteur sur Simon Godin, fils du narrateur du premier volume.

Pour mémoire, récapitulons. Dans La Longue portée, Charles Godin, frais sorti d’une cure de désintox, trépignait d’impatience à l’idée de se venger de Stephen Galaczy, gourou de la Tribu à laquelle lui et feu sa bien-aimée Nadia avaient appartenu au temps de leurs études. Enfermé dans une chambre de l’hôtel La Licorne, Beretta chargé en main, Godin tuait le temps en écrivant une longue lettre à son fils Simon, histoire de lui expliquer le pourquoi et le comment du geste qu’il s’apprêtait à poser. La Tierce personne nous révéla ensuite que Charles et Stephen étaient manipulés par ce mystérieux personnage qui dévoile au fil d’une longue confession son rôle dans la tournure des événements anticipés à l’issue du premier roman. En effet, après avoir tout manigancé pour venger le suicide par overdose de son frère Luc, également membre de la Tribu et épris de Nadia, Mathieu Arbour livre sans complaisance son témoignage à la police sans savoir que, de l’autre côté d’une glace sans tain, Simon Godin écoute cette version du roman de ses origines sans doute bien différente de celle qu’il prenait pour acquise.

Appelé à son tour à témoigner au procès du présumé meurtrier de ses parents, Simon se lance à son corps défendant dans une enquête sur le passé nébuleux de son grand-père Al, qui a disparu en mer après l’avoir élevé. Mais quels obscurs secrets cachait donc Al Godin? Était-il membre d’une organisation criminelle? Avec l’aide de son copain Bernard, Simon plonge dans la nuit noire de ses origines avec l’intention de jeter la lumière de la vérité sur tous ces mystères. Soutenu par la virtuosité narrative de Serge Lamothe, L’Ange au berceau ne déçoit décidément pas les attentes immenses suscitées par les deux romans précédents. Ambitieux collage qui sollicite toutes les formes et tous les registres de l’écriture (coupures de journaux, extraits de correspondance, journaux personnels, récit d’aventures, etc.), ce livre n’est rien de moins qu’un tour de force romanesque aux qualités proprement kaléidoscopiques. Et la preuve irréfutable, pour autant que besoin en était encore, que Serge Lamothe se classe d’ores et déjà dans le peloton de tête de nos lettres contemporaines.

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