Sur l’océan, sur la route

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Qu'elle parle de l'ici ou de l'ailleurs, du soi ou de l'autre, la littérature est toujours une invitation à une meilleure connaissance des mystères de notre âme, une expression de notre identité, unique et protéiforme. C'est peut-être ce qu'on peut déduire à la lecture des récents romans de Michèle Plomer et de Gabriel Anctil.

Mystères et parfums d’Orient
Séduit par Porcelaine, le premier tome de «Dragonville», l’épopée sino-québécoise entreprise par Michèle Plomer dans la foulée de son HKPQ(Prix France-Québec 2010), j’avais très hâte de plonger sous la couverture d’Encre. Quelque 300 pages plus tard, je constate avec satisfaction que je n’ai pas attendu en vain. Si à la fin du précédent roman, le lecteur avait dû laisser les deux personnages principaux (Sylvie et Li) à une sorte de croisée des chemins, ce deuxième volet de la trilogie annoncée relance leur odyssée respective de belle et fascinante manière.

Revenue de Chine vers son Magog natal, Sylvie a pris possession de la Lake House, le manoir que lui a légué son grand-père, le capitaine Matthews, sur la pointe de l’Ancre. Mais elle n’a laissé l’Empire du Milieu que pour mieux le retrouver dans les idéogrammes qui tapissent les murs de sa boutique sur la rue Principale, le regard énigmatique du petit Bouddha ou les porcelaines héritées de son aïeul. Même si l’odeur d’empois ne l’indispose plus autant qu’aux premiers jours, quelque chose d’autre, qu’elle ne saurait nommer, continue de la tracasser. Ce pourrait être ses petits ennuis avec son propriétaire, les notes sibyllines de son grand-père trouvées derrière une assiette de porcelaine ou encore cette légendaire bête du lac, Memphré, qui la tourmente…

Parallèlement à l’histoire de Sylvie, le lecteur retrouvera avec le même enchantement la suite de celle de Li qui, porté par l’amour que lui voue un dragon, vogue sur les flots du Pacifique, de Hong Kong jusqu’au port de Vancouver, pour fuir une mort certaine. Et qu’importe le port, pourrait-on dire, tellement le trajet est en soi le lieu de la découverte, de la plongée en soi-même, de l’éventuelle métamorphose. Cette traversée océanique durera trois semaines (cette partie de l’histoire se déroule en 1910), et cette lenteur du voyage donne l’occasion à la romancière de déployer ses talents de conteuse — devrais-je écrire d’«envoûteuse»? —, son sens de l’aventure et son imagination. Nous sommes en haute mer et ce navire, de la cale jusqu’aux ponts supérieurs, est un univers merveilleux en soi.

Il faut vraiment applaudir l’adresse avec laquelle Michèle Plomer tisse patiemment les liens entre ces personnages évoluant dans des époques et des contextes fort différents, mais esquissés dans la même écriture élégante et sans excès. Très proche du réalisme merveilleux latino-américain, le roman met également en scène cette créature mythique, le dragon, épris de Li, qui se manifeste cependant moins que dans Porcelaine. L’auteure semble laisser entendre que son aura protectrice, allez savoir pourquoi, pourrait également s’appliquer à Sylvie. Un mystère plane et il nous faudra attendre le troisième et dernier tome de «Dragonville» pour en connaître la solution.

Décrocher pour mieux se raccrocher
Il y a quelque chose de très séduisant, une sorte de richesse obligée, dans les personnages de décrocheurs. Manifestement, Gabriel Anctil l’a bien senti, lui qui a choisi l’un de ceux-ci pour héros de son premier roman, Sur la 132. Créatif du milieu de la publicité, Théo décide d’abandonner son boulot rémunérateur, son condo sur le Plateau avec vue sur le parc La Fontaine et même sa ravissante Laurie… pour partir s’installer dans le bas du fleuve. Jeune trentenaire branché et hyper-urbain, il incarne cette génération de Montréalais pur béton dont les détracteurs déplorent qu’elle semble cynique, acculturée et complètement imperméable au pays québécois qui ne se limite pas à la seule métropole insulaire.

En quittant la métropole pour Trois-Pistoles, Théo va prendre justement conscience de l’immensité du paysage et se rendre disponible à de nouvelles expériences, à des rencontres inattendues. Bien vite, il se verra submergé par les récits divers qui se présenteront à lui, tant les anecdotes de Ritch, le conteur de Trois-Pistoles, que les chansons westerns de Willie Lamothe ou les lectures que lui recommande Clermont, son nouveau voisin. Pour notre publicitaire en rupture de ban, ce sera l’occasion de découvrir, à travers les écrits de Miron et de Vallières, cette part insoupçonnée de la richesse culturelle du Québec, ces pages d’histoire récente qui lui échappaient encore, notamment cette époque pas si lointaine où des femmes et des hommes étaient prêts à se sacrifier pour l’idée de la nation.

Évidemment, la prémisse de ce road novel initiatique n’est pas inédite et l’on pourrait citer maints et maints romans qui empruntent des routes similaires. Mais, comme chantait Brel, il y a la manière… et la manière ici capte et retient l’attention du lecteur. Quelque part entre Jack Kerouac, Michel Tremblay et Paul Auster, Sur la 132 nous révèle un romancier aussi attentif à la langue de ses personnages (les dialogues sont d’une justesse rare pour un premier roman) qu’à leurs mouvements (les déplacements géographiques comme les imperceptibles remous de l’âme). Anctil fait montre d’une virtuosité et d’une rigueur remarquables lorsqu’il jongle avec les niveaux de langage.

Je ne sais pas trop quoi penser de cette tendance qui se dessine ces jours-ci en littérature québécoise, avec des bouquins comme Arvida de Samuel Archibald ou Les cheveux mouillés de Patrick Nicol qui partent d’un matériau quasi autobiographique pour dépeindre avec un regard à la fois critique et empathique l’arrière-pays québécois. Faut-il, comme l’ont fait certains, parler de néo-roman du terroir? L’étiquette importe peu; ce qui compte, c’est le résultat. Et dans le cas de Gabriel Anctil, le résultat vaut amplement qu’on suive sa route.

Bibliographie :
ENCRE. DRAGONVILLE (T. 2), Michèle Plomer, Marchand de feuilles, 316 p. | 25,95$
SUR LA 132, Gabriel Anctil, Héliotrope, 516 p. | 26,95$

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