Retrouvailles et découvertes

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On ne dira jamais assez ce plaisir du lecteur assidu qui tient autant des retrouvailles avec des voix qu'il apprécie pour les avoir fréquentées précédemment qu'aux découvertes de nouvelles qui savent le charmer. Ici, un romancier au sommet de son art, un jeune poète de la relève, un chroniqueur à la savoureuse érudition…

À la guerre comme à la guerre

Cette saison, on a beaucoup et oiseusement ergoté sur l’universalité de notre littérature que l’on semble confondre avec la présence de nos livres sur les rayons des librairies parisiennes. Mais qu’est-ce qui au juste relève de l’universel? Qu’est-ce qui tient du régional? Selon quels critères les définir?

Daniel Poliquin est romancier. J’aurais pu écrire romancier franco-ontarien, mais ne serait-ce pas confiner inutilement dans le particularisme une œuvre qui excède les questions identitaires primaires? Relisez le roman L’Écureuil noir ou l’intégrale de ses Nouvelles, pour voir. Daniel Poliquin écrit des livres habités par des personnages forts, dont les grandeurs et les bassesses nous émeuvent, nous irritent, nous amusent et nous interpellent. Parce que ses personnages sont vrais, aussi vrais que peuvent l’être des créatures imaginaires, plus vrais que nature souvent et presque plus vrais que nous. Qu’ils ou elles habitent l’Ontario importe somme toute très peu.

Prenez ceux de La Kermesse, le plus récent roman de Poliquin, dont la narration s’articule autour des rêveries, des réminiscences et des correspondances de Lusignan, le protagoniste, qui s’adresse tour à tour aux «absents dans sa vie» et à son double désincarné. Fils d’une mère qui le déguisait en petit prêtre pour l’inspirer à entrer en religion, Lusignan choisira plutôt de s’enrôler comme interprète dans le régiment Princess Pat qui va défendre l’Empire. Nous sommes en 1914. Et dans une France scarifiée par les bombardements, Lusignan traverse les épreuves qui le transfigureront, la mort des compagnons d’armes dont il doit systématiquement porter la nouvelle aux familles éplorées, mais aussi la découverte d’un homme appelé à devenir le centre de son univers, l’officier Essiambre d’Argenteuil. Le moment de grâce intense qu’il aura vécu avec d’Argenteuil par un après-midi ensoleillé, Lusignan tentera par tous les moyens de le recréer auprès de la ravissante Amalia Driscoll, cette fiancée déchue, rejetée du monde aristocratique qu’elle convoite tant, ou auprès de Concorde, la petite bonne du quartier disparu du Flatte à Ottawa, dans les bras de qui notre héros trouvera enfin sa voie, son accomplissement.

Comme L’Homme de paille, le précédent opus de Daniel Poliquin, ce roman picaresque mettant en scène des protagonistes malmenés autant par la vie que par l’Histoire réussit à saisir l’esprit d’une époque charnière dans l’histoire du pays et à faire revivre une société en proie à de profonds bouleversements. Le tout nous est servi dans une écriture assurée, dense, vibrante. Vraiment, un tour de force, signé par un romancier au sommet de son art.

Errances au fil du temps

Louis-Frédéric Pagé, qui livre son premier recueil de poèmes, n’a certes pas le métier de Poliquin. Il fait cependant montre ici d’une maturité tout à son honneur. Ce désert de sel entre les doigts, c’est le titre du livre, s’attarde à dépeindre la dérive amoureuse d’un couple qui n’en est bientôt plus un, et aussi la poursuite des illusions, la fragilité des apparences que les êtres fabriquent et qui se fracassent invariablement tels des miroirs à nos pieds. Je ne suis pas sans savoir ce qu’une description aussi lapidaire d’un ouvrage peut comporter de réducteur; la poésie, on s’entend, se restreint rarement à un seul thème, une seule approche, un seul point de vue. C’est le cas chez Pagé, dont la suite poétique s’enrichit et se développe constamment sur le plan thématique au fil des vers.

J’en reviens à ce titre, qui évoque à la fois le temps qui file comme le sable entre nos doigts et ce désert de sable, justement, image parfaite de l’errance à laquelle nous semblons condamnés. Le désert, c’est celui qu’a laissé derrière elle une femme aimée, dont l’amant éploré tente d’exorciser la réminiscence. D’elle, il ne subsiste plus qu’«un reste de parfum une photo jaunie et ce ruban rouge pour ordonner les souvenirs».

Tout résigné qu’il puisse paraître, l’homme qui prend ici la parole dans ces poèmes rêve «d’une langue étrangère / qui parlerait d’amour». Mais dans la douloureuse absence de l’amante en allée, il n’entend plus que la langue du désastre imminent et omniprésent, dont les échos lui arrivent de partout, de Barcelone, de Kigali, de New Delhi. Et dans cette clameur qui n’est rien qu’une forme détournée du silence, il entend autre chose, encore le souvenir d’elle puisqu’«on y parle aussi de tes seins / où les guerres viennent abdiquer / (…) / on en parle à voix basse / un peu comme on enseignerait les Écritures / dans les coins sombres des mines».

Œuvre marquée au sceau de l’amour, du désir, certes, mais aussi par les échos du monde au cœur duquel nous évoluons, nomades immobiles, emportés par nos dérapages intimes et collectifs, Ce désert de sel entre les doigts nous révèle une voix forte, personnelle, à laquelle nous prendrons l’habitude de prêter une oreille attentive.

Promenade à travers les pages et les âges

Enfin, même si sa collaboration régulière à ces pages pourrait donner l’impression que je me retrouve en conflit d’intérêts, je m’en voudrais de passer sous silence le remarquable recueil de chroniques que vient de faire paraître mon éminent collègue Robert Lévesque. Récit bariolés réunit une soixantaine de textes que les fidèles de l’hebdomadaire montréalais Ici ont pu lire à la petite semaine sous la rubrique du carnet du sieur Lévesque. Carnet où s’expriment la passion et l’érudition de ce chroniqueur qui se balade chez Molière, Kafka, Blanchot, Gide, Chagall, Bourgault, Truffaut et beaucoup d’autres, avec l’aisance, la désinvolture, voire l’insolence d’un familier, d’un intime de ces grandes figures.

De la littérature au cinéma en passant par le théâtre et les arts picturaux, c’est à une promenade à travers les pages et les âges de la culture que nous convie ce guide avenant. Que vous dire d’autre, sinon que c’est encore ici du grand Lévesque, porté par un style inimitable qui navigue entre bons mots et traits assassins, entre l’anecdotique et l’analyse pointue? Eh bien, je pourrais ajouter tout simplement qu’aucun fervent d’art et de belles lettres ne devrait se passer du plaisir de bourlinguer comme ça en compagnie de Robert Lévesque.

Bibliographie :
La Kermesse,Daniel Poliquin, Boréal, 336 p., 24,95$
Ce désert de sel entre les doigts, Louis-Frédéric Pagé, L’Hexagone, 108 p., 14,95$
Récits bariolés Robert Lévesque, Boréal, coll. Papiers collés, 237 p., 25,95$

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